Identité et diversité (deuxième partie)
L'ouvrage de référence en français |
Le premier article situait le génie du compositeur :
Le second article situait les «massifs» des genres musicaux qu’il a
pratiqué sa carrière durant :
Le troisième article portait sur sa première période créatrice, que
j'ai nommée Période bleue (des débuts jusqu’en 1766):
Le quatrième article portait sur sa seconde période créatrice, que
j’ai nommée Période mauve (1766-1773) :
Les cinquième et sixième portaient sur sa troisième période
créatrice, que j’ai nommée Période rose (1773-1784) :
Les septième et huitième articles présentaient
la Période rouge
(1784-1795)
Les neuvième et dixième articles discutaient de sa Période verte (1796 à son décès)
Identité et diversité (deuxième partie)
Non, la musique de Haydn n'est pas figée dans des règles!
Dans
cette deuxième partie, je poursuis l’exploration de la fantaisie chez Haydn,
notamment sur le plan de la forme musicale. Mon bût est de démontrer l’erreur
consistant à croire que le style classique historique (celui donc de la
deuxième moitié du XVIIIe siècle) est englué dans des règles strictes et
conventionnelles. Ce n’est pas du tout la réalité.
Encore
plus de fantaisie formelle!
L’article
précédent discutait des symphonies et quatuors à cordes, soit les deux genres
auxquels on songe en premier lorsqu’il est question de notre compositeur. Mais
en fait de diversité, il y a encore mieux dans d’autres genres explorés par
Haydn.
Pour
ses 51 Sonates pour piano, Haydn a écrites en suivant le développement
historique de cet instrument qui était nouveau à l’époque. Ses premières
Sonates s’accommodent des modèles «primitifs», voire d’autres instruments à
clavier comme le clavicorde. Certains interprètes les jouent au clavecin :
personnellement, je ne trouve pas ce choix adéquat car, dès le départ, le style
de Haydn, de par son relief particulier, ne convient pas à cet instrument. Son
langage appelle et exige le piano, alors que le clavecin fait sonner ses
Sonates d’une manière bien maigre : rien à voir avec la musique de
François Couperin, par exemple, qui exige le clavecin qu’elle fait sonner de
façon superbe. Les dernières Sonates de Haydn ont, elles, été conçues pour les
plus récents modèles anglais : un piano avec une sonorité et un ambitus
élargis. Sur l’ensemble de ses Sonates, 9 sont en deux mouvement et 2 en quatre
mouvements – les autres sont en trois mouvements, mais avec des coupes
formelles variées (voir le tableau ci-bas: vous pouvez cliquer sur l'image pour l'agrandir). 14 se terminent par un Menuet (ou un Scherzo dans un cas).
En tout, nous trouvons 19 différentes coupes formelles pour 51 Sonates (voir le
tableau ci-bas). Deux coupes reviennent 8 fois : la coupe en trois
mouvements et sans mouvement lent (Moderato – Menuet – Rapide) et la coupe
«traditionnelle» (deux mouvements rapides avec un mouvement lent entre les
deux) – cette coupe supposément «traditionnelle» ne concerne donc pas même une
Sonate sur six! Six autres Sonates s’en approchent toutefois, mais en commençant
par un Moderato. Les autres coupes représentent 29 Sonates, soit plus de la
moitié de l’ensemble; chacune est représentée par quatre, trois ou deux œuvres,
ou encore une seule. On ne peut vraiment pas dire que Haydn répète la même
formule!
Vous pouvez cliquer sur l'image pour l'agrandir. (C) 2020 Antoine Ouellette |
Mais
là où Haydn devient quasiment imprévisible, c’est dans le domaine du Trio pour
piano, violon et violoncelle. Cette fois, pour 39 Trios, Haydn offre 21
différentes coupes formelles : une moyenne inférieure à 2 œuvres pour
chaque coupe (Voir le tableau ci-bas: vous pouvez cliquer sur l'image pour l'agrandir). Autrement dit, à peu de chose près,
chaque Trio invente sa propre forme! Ce répertoire est à l’opposé de toutes
conventions. Les deux coupes utilisées le plus souvent sont la coupe en trois
mouvements sans mouvement lent (Moderato, Menuet, Rapide), et la coupe «classique»
en trois mouvements avec mouvement lent au centre : ces deux coupes ne
reviennent que 5 fois. Pour le reste, c’est le règne de la plus totale
fantaisie : sur le plan de la forme, l’auditeur ne sait jamais d’avance à
quoi s’attendre. Trois Trios s’offrent une fantaisie supplémentaire : une
flûte peut remplacer le violon, à la discrétion des interprètes – j’avoue
préférer ces pièces avec la flûte qui leur confère une couleur rare.
Vous pouvez cliquer sur l'image pour l'agrandir. (C) 2020 Antoine Ouellette |
Toujours
de la fantaisie!
Il
faut se souvenir d’un point important : ces formes, c’est le style
classique lui-même qui les a inventées! Peut-on vraiment parler de convention
pour qui invente? Ces genres aussi : la Symphonie n’existait pas avant lui
(le mot existait mais n’avait pas la même signification), le quatuor à cordes
non plus. Quant au piano, c’est réellement le style classique qui l’a adopté et
imposé.
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Je
l’ai souligné tout au long de cette série d’articles, la fantaisie de Haydn est
inépuisable.
Je reprends un aspect : le choix des instruments. Haydn a
composé pour une gamme très diversifiée d’instruments, incluant des instruments
mécaniques, des instruments bizarroïdes (comme la lyre organisée ou le baryton
à cordes) et des instruments expérimentaux (comme la trompette à clé pour
laquelle il a composé un concerto). De plus, il a combiné les instruments en
toutes sortes de formations. Par exemple, les six premiers Nocturnes (1790)
sont écrits pour flûte, hautbois, deux clarinettes, deux cors, deux altos,
violoncelle et contrebasse : cet alliage d’instruments crée une sonorité
exceptionnelle – on n’associe guère la clarinette à Haydn, mais il l’a en fait
assez souvent utilisée et d’une manière magistrale dans ses Nocturnes. Dans
certaines œuvres, Haydn a poussé le cor aux limites de ses possibilités :
ces parties demeurent encore aujourd’hui très difficiles et redoutables à bien
jouer. C’est le cas des Octuors avec baryton et de pièces folles comme le
Divertimento pour cor, violon et violoncelle. Haydn a donné au moins deux
Concertos pour violoncelle, un instrument assez peu utilisé comme soliste
alors, et ces deux Concertos exploitent les possibilités de l’instrument d’une
manière experte et même très étonnante de la part d’un musicien qui n’en jouait
pas – ainsi, le Concerto en do majeur exige une grande virtuosité dans le
registre aigu. Haydn a aussi composé un Concerto pour contrebasse, soit un des
tout premiers concertos pour cet instrument, œuvre très malheureusement perdue.
Je
pourrais aller plus loin. Par exemple, je pourrais analyser quelques Quatuors
de Haydn pour montrer à quel point la fantaisie et l’esprit de renouvellement
est présent jusque dans les fins détails de leur écriture. Mais bon…
La
grande question restante est celle de l’appréciation aujourd’hui de cette
musique. Perverties par le cloaque sonore de nos villes, déformées par la
généralisation de la musique à fort volume avec des basses accentuées,
assujetties aux «grandes émotions romantiques» de la musique venue par après et
exploitées à n’en plus finir par la musique de film, nos oreilles peuvent-elles
encore être réceptives et sensibles à cette musique?
Les
fans de Haydn forment une confrérie très particulière. J’en ai connu même qui
détestaient toute la musique classique de toutes les époques… sauf Haydn! J’ai
connu un fervent de country qui adorait Haydn! D’ailleurs, beaucoup de
«connaisseurs» de musique classique ne comprennent ni n’apprécient Haydn – tout
au plus, ils affecteront d’admirer ses «dernières œuvres» qu’en fait ils ne
connaissent pas plus que ses premières.
Mais
pour moi, cette musique illumine ma vie. Si je n’avais qu’une seule musique à conserver
dans le patrimoine de l’humanité, ce serait celle de Haydn…, d’accord, avec
aussi le chant grégorien. Pourtant, ma propre musique ne sonne pas du tout
comme la sienne; elle n’utilise pas le même système tonal, elle n’est pas
d’esthétique néoclassique… Rien de cela. Et pourtant, écouter les Nocturnes
dont je parlais précédemment, c’est une expérience qui réconcilie avec la vie.
Haydn est un magicien; sa musique est magie.
Sources des illustrations: Collection personnelle, Wikipédia (Domaine public, PD-US) et sites commerciaux.