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mercredi 16 juin 2021

PROJET HAYDN. IDENTITÉ ET DIVERSITÉ (DEUXIÈME PARTIE)

Le Projet Haydn. Article #12
Identité et diversité (deuxième partie)

L'ouvrage de référence en français
Cet article est le douzième d’une série dans laquelle je vous initie à l’art de Joseph Haydn. Ce sera le dernier article de mon cycle Haydn. Pourquoi Haydn? Tout simplement et subjectivement parce qu’il est mon compositeur préféré tous styles et époques confondus! Mais attention : il y a mon goût, il y a aussi la matière et celle que nous offre Haydn est d’une richesse rare.
Le premier article situait le génie du compositeur :
Le second article situait les «massifs» des genres musicaux qu’il a pratiqué sa carrière durant :
Le troisième article portait sur sa première période créatrice, que j'ai nommée Période bleue (des débuts jusqu’en 1766):
Le quatrième article portait sur sa seconde période créatrice, que j’ai nommée Période mauve (1766-1773) :
Les cinquième et sixième portaient sur sa troisième période créatrice, que j’ai nommée Période rose (1773-1784) :
Les neuvième et dixième articles discutaient de sa Période verte (1796 à son décès)


Identité et diversité (deuxième partie)
Non, la musique de Haydn n'est pas figée dans des règles!

Dans cette deuxième partie, je poursuis l’exploration de la fantaisie chez Haydn, notamment sur le plan de la forme musicale. Mon bût est de démontrer l’erreur consistant à croire que le style classique historique (celui donc de la deuxième moitié du XVIIIe siècle) est englué dans des règles strictes et conventionnelles. Ce n’est pas du tout la réalité. 

Encore plus de fantaisie formelle!
L’article précédent discutait des symphonies et quatuors à cordes, soit les deux genres auxquels on songe en premier lorsqu’il est question de notre compositeur. Mais en fait de diversité, il y a encore mieux dans d’autres genres explorés par Haydn.
Pour ses 51 Sonates pour piano, Haydn a écrites en suivant le développement historique de cet instrument qui était nouveau à l’époque. Ses premières Sonates s’accommodent des modèles «primitifs», voire d’autres instruments à clavier comme le clavicorde. Certains interprètes les jouent au clavecin : personnellement, je ne trouve pas ce choix adéquat car, dès le départ, le style de Haydn, de par son relief particulier, ne convient pas à cet instrument. Son langage appelle et exige le piano, alors que le clavecin fait sonner ses Sonates d’une manière bien maigre : rien à voir avec la musique de François Couperin, par exemple, qui exige le clavecin qu’elle fait sonner de façon superbe. Les dernières Sonates de Haydn ont, elles, été conçues pour les plus récents modèles anglais : un piano avec une sonorité et un ambitus élargis. Sur l’ensemble de ses Sonates, 9 sont en deux mouvement et 2 en quatre mouvements – les autres sont en trois mouvements, mais avec des coupes formelles variées (voir le tableau ci-bas: vous pouvez cliquer sur l'image pour l'agrandir). 14 se terminent par un Menuet (ou un Scherzo dans un cas). En tout, nous trouvons 19 différentes coupes formelles pour 51 Sonates (voir le tableau ci-bas). Deux coupes reviennent 8 fois : la coupe en trois mouvements et sans mouvement lent (Moderato – Menuet – Rapide) et la coupe «traditionnelle» (deux mouvements rapides avec un mouvement lent entre les deux) – cette coupe supposément «traditionnelle» ne concerne donc pas même une Sonate sur six! Six autres Sonates s’en approchent toutefois, mais en commençant par un Moderato. Les autres coupes représentent 29 Sonates, soit plus de la moitié de l’ensemble; chacune est représentée par quatre, trois ou deux œuvres, ou encore une seule. On ne peut vraiment pas dire que Haydn répète la même formule! 

Vous pouvez cliquer sur l'image pour l'agrandir. (C) 2020 Antoine Ouellette

Mais là où Haydn devient quasiment imprévisible, c’est dans le domaine du Trio pour piano, violon et violoncelle. Cette fois, pour 39 Trios, Haydn offre 21 différentes coupes formelles : une moyenne inférieure à 2 œuvres pour chaque coupe (Voir le tableau ci-bas: vous pouvez cliquer sur l'image pour l'agrandir). Autrement dit, à peu de chose près, chaque Trio invente sa propre forme! Ce répertoire est à l’opposé de toutes conventions. Les deux coupes utilisées le plus souvent sont la coupe en trois mouvements sans mouvement lent (Moderato, Menuet, Rapide), et la coupe «classique» en trois mouvements avec mouvement lent au centre : ces deux coupes ne reviennent que 5 fois. Pour le reste, c’est le règne de la plus totale fantaisie : sur le plan de la forme, l’auditeur ne sait jamais d’avance à quoi s’attendre. Trois Trios s’offrent une fantaisie supplémentaire : une flûte peut remplacer le violon, à la discrétion des interprètes – j’avoue préférer ces pièces avec la flûte qui leur confère une couleur rare. 
Vous pouvez cliquer sur l'image pour l'agrandir. (C) 2020 Antoine Ouellette


Toujours de la fantaisie!

Il faut se souvenir d’un point important : ces formes, c’est le style classique lui-même qui les a inventées! Peut-on vraiment parler de convention pour qui invente? Ces genres aussi : la Symphonie n’existait pas avant lui (le mot existait mais n’avait pas la même signification), le quatuor à cordes non plus. Quant au piano, c’est réellement le style classique qui l’a adopté et imposé.
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En considérant tout cela, comment pourrait-il être possible d’affirmer que le style classique de la deuxième moitié du XVIIIe siècle est un style conventionnel régi par des règles rigides??! Comment pourrait-on soutenir que la musique de Haydn est fondée sur des «recettes», sur des schémas préfabriqués? Les faits démontrent tout le contraire. Ce style n’est pas pour autant du «n’importe quoi» : dans la première partie de cet article, j’avais mentionné quelques traits forts de ce style. Cela ne signifie pas non plus que Haydn n’avait pas de personnalité : au contraire, il s’agit d’un compositeur à la forte personnalité, d’un artiste pourvu d’une authentique signature stylistique.
Je l’ai souligné tout au long de cette série d’articles, la fantaisie de Haydn est inépuisable. 
Je reprends un aspect : le choix des instruments. Haydn a composé pour une gamme très diversifiée d’instruments, incluant des instruments mécaniques, des instruments bizarroïdes (comme la lyre organisée ou le baryton à cordes) et des instruments expérimentaux (comme la trompette à clé pour laquelle il a composé un concerto). De plus, il a combiné les instruments en toutes sortes de formations. Par exemple, les six premiers Nocturnes (1790) sont écrits pour flûte, hautbois, deux clarinettes, deux cors, deux altos, violoncelle et contrebasse : cet alliage d’instruments crée une sonorité exceptionnelle – on n’associe guère la clarinette à Haydn, mais il l’a en fait assez souvent utilisée et d’une manière magistrale dans ses Nocturnes. Dans certaines œuvres, Haydn a poussé le cor aux limites de ses possibilités : ces parties demeurent encore aujourd’hui très difficiles et redoutables à bien jouer. C’est le cas des Octuors avec baryton et de pièces folles comme le Divertimento pour cor, violon et violoncelle. Haydn a donné au moins deux Concertos pour violoncelle, un instrument assez peu utilisé comme soliste alors, et ces deux Concertos exploitent les possibilités de l’instrument d’une manière experte et même très étonnante de la part d’un musicien qui n’en jouait pas – ainsi, le Concerto en do majeur exige une grande virtuosité dans le registre aigu. Haydn a aussi composé un Concerto pour contrebasse, soit un des tout premiers concertos pour cet instrument, œuvre très malheureusement perdue. 
 
Je mentionne un autre aspect notable. Haydn a composé des œuvres dans des tonalités très rares à l’époque. Quelques exemples. Deux Sonates pour piano sont en la bémol majeur, et une est en do dièse mineur. Un Trio pour piano, violon et violoncelle est en mi bémol mineur (six bémols à la clé!). Une symphonie et deux quatuors sont en fa mineur. Une de ses symphonies est en si majeur; une autre en fa dièse mineur – tonalité qu’encore à la fin du XIXe siècle, Camille Saint-Saëns jugeait «impossible» à l’orchestre! Etc.
Je pourrais aller plus loin. Par exemple, je pourrais analyser quelques Quatuors de Haydn pour montrer à quel point la fantaisie et l’esprit de renouvellement est présent jusque dans les fins détails de leur écriture. Mais bon…
La grande question restante est celle de l’appréciation aujourd’hui de cette musique. Perverties par le cloaque sonore de nos villes, déformées par la généralisation de la musique à fort volume avec des basses accentuées, assujetties aux «grandes émotions romantiques» de la musique venue par après et exploitées à n’en plus finir par la musique de film, nos oreilles peuvent-elles encore être réceptives et sensibles à cette musique?
Les fans de Haydn forment une confrérie très particulière. J’en ai connu même qui détestaient toute la musique classique de toutes les époques… sauf Haydn! J’ai connu un fervent de country qui adorait Haydn! D’ailleurs, beaucoup de «connaisseurs» de musique classique ne comprennent ni n’apprécient Haydn – tout au plus, ils affecteront d’admirer ses «dernières œuvres» qu’en fait ils ne connaissent pas plus que ses premières.
Mais pour moi, cette musique illumine ma vie. Si je n’avais qu’une seule musique à conserver dans le patrimoine de l’humanité, ce serait celle de Haydn…, d’accord, avec aussi le chant grégorien. Pourtant, ma propre musique ne sonne pas du tout comme la sienne; elle n’utilise pas le même système tonal, elle n’est pas d’esthétique néoclassique… Rien de cela. Et pourtant, écouter les Nocturnes dont je parlais précédemment, c’est une expérience qui réconcilie avec la vie. Haydn est un magicien; sa musique est magie. 

Sources des illustrations: Collection personnelle, Wikipédia (Domaine public, PD-US) et sites commerciaux.