Paul Gauguin: Le violoncelliste (1894) |
Pour être franc, je m’étais dit à l’époque que si un jour je décidais de composer une nouvelle Sonate, il faudrait que celle-ci soit bien différente, qu’elle renouvelle la matière des trois précédentes. Je la voyais en un seul mouvement; je l’imaginais aussi assez véhémente, avec une harmonie pas nécessairement «dissonante» mais certainement astringente. Je m’étais aussi figuré que si j’en écrivais une quatrième, il me faudrait presque certainement en écrire aussi une cinquième, cette fois afin de boucler la boucle pour de bon! Bref, cela ne me tentait pas et un tel projet ne figurait pas dans mes plans.
Avec la Muse, on ne sait…
Mais voilà, la Muse est ce qu’elle est… En décembre 2021, je me mets au piano pour improviser et, d’un coup, surgit cet être musical étrange :
(c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN |
Ou dans cette autre notation:
(c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN |
La Sonate locrienne est astringente et tempêtueuse... Ivan Aivanovsky: La neuvième vague (1850) |
Ressemble-t-elle à ce que j’avais entrevu en 2011? Curieusement, oui. Elle est effectivement en un seul mouvement, mais assez vaste : 22-23 minutes. Son monde harmonique est effectivement astringent. Elle contient effectivement des passages tempétueux et robustes, de même qu’une flamboyante cadence du piano seul. L’une des dernières sections utilise des quadruples-croches, durée que je ne crois pas avoir utilisée jusqu’alors.
Mais la Sonate est aussi pleine de «tendresse étrange». Détail d'une toile de Rubens. |
Après avoir terminé le premier jet, j’ai eu le sentiment qu’il restait quelque chose d’incomplet. Un jour, l’éclair m’est venu : ce refrain, il doit ouvrir la Sonate! Alors, j’ai ajouté ces quelques mesures avant ce que j’avais pris pour le début. Le violoncelle joue le refrain en cordes pincées (pizzicato), avec des accords comme à la manière d’une guitare, soutenu par des notes très graves et longues du piano; l’un ou l’autre des musiciens, ou encore les deux (je laisse le choix) doivent fredonner cette mélodie :
La tendresse étrange de la Sonate s’exprime aussi par une autre mélodie tendre – mais qui a un air de famille avec la précédente :
Sonate locrienne. Mélodie «compagne» du Refrain: au violoncelle, sur les arabesques du piano. (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN |
Le refrain ouvre donc ainsi la Sonate. Il revient plus loin, au violoncelle à l’archet, au centre d’un scherzo sombre et implacable (aux sonorités de gamelan).
Sonate Locrienne. Extrait du «Scherzo gamelan» dans lequel réapparait le Refrain, ici au troisième système. / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN |
Il revient plus loin encore, cette fois à l’archet et avec sourdine, à la suite de sa mélodie compagne sous la douce neige sonore du piano.
Sonate locrienne; Musique de la neige qui tombe doucement / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN |
Il revient à la toute fin, au piano, avec des tenues d’harmoniques au violoncelle… mais ce n’est pas lui qui aura le mot final…
En
mode locrien / Le démon?!
Ce mode s’est révélé dès l’écoute du motif qui était subitement né sous mes doigts en décembre 2021. Or, ce mode a une caractéristique inhabituelle : son cinquième degré forme non pas une quinte juste avec la «tonique», mais une quarte diminuée, un triton. La gamme de ce mode se joue de Si à Si sur les touches blanches du piano :
Ce mode est rarement utilisé. Il a aussi une certaine réputation : selon les sources, il est considéré comme «sombre», voire même «satanique»! Les amateurs de Métal affirment l'apprécier pour cette raison - j'y reviendrai plus loin. Il est aussi jugé instable et n’est habituellement utilisé que de passage, comme une gamme de transition. Je fais autrement : toute la Sonate est écrite dans ce seul mode! Pas d’évitement ni d’acrobaties : une plongée!
En ses dernières notes, le refrain de la Sonate se fixe sur la note modale Si. Au commencement de la Sonate, après le refrain, les sonorités et les motifs caractéristiques du mode se déploient aux deux instruments. Ce passage culmine dans un duo non mesuré :
Nous sommes alors au cœur du mode locrien. Toute la Sonate est une immersion dans l’univers et les résonances de ce seul mode. Selon ma manière, l’écriture pour piano est de type «dulcimer» : le piano est traité comme un immense dulcimer. La pédale forte du piano doit y demeurer enfoncée presque du début à la fin, afin de créer un dôme harmonique immersif. C’est en jouant sur les dynamiques, les phrasés, les articulations, les attaques que le pianiste sculpte la résonance en ce dôme, et non par le biais de la pédale.
Malgré sa personnalité propre, la Sonate locrienne est liée aux trois Sonates qui l’ont précédée : elle est en un seul bloc comme la Sonate romanesque (la première) – quoique la Sonate locrienne soit beaucoup plus unifiée et organique; elle a la flamme de la Sonate boréale (la deuxième); elle contient des moments contemplatifs et utilise la voix comme la Sonate liturgique (la troisième).
Un peu plus sur le mode locrien, ce démon.
Le mode locrien passe pour «sombre» et «satanique»! Dessin d'un démon, dans le Codex Gigas, XIIIe s. |
«Honnêtement, j'ai rarement entendu un improvisateur rester durablement sur ce mode. On [l’emploie surtout de passage, pour passer d’un mode vers un autre]. C'est un mode qui n'est pas évident à entendre (…). [Il] donne une sonorité très particulière, que l'on compare parfois à quelque chose de sombre».
«C’est le seul mode diminué de la bande! A cause de ça, il a une sonorité assez rude et il très peu utilisé dans la pratique. C’est en quelque sorte le vilain petit canard des modes».Et j’ai évidemment trouvé cette perle inévitable : «Vous êtes en mode locrien… mode banni par l’Église à cause de sa sonorité satanique»!
On n’en finira donc jamais de répéter cette sottise!
La Sonate locrienne a des passages angéliques! Fresque du monastère Kintsvisi, en Géorgie; XIIe siècle. |
Du
coup, les auteurs y vont de diverses contorsions pour tenter de l’assagir,
comme (si vous parvenez à comprendre ce jargon) : «Dans la pratique
moderne, le locrien peut être considéré comme un mode mineur, les 2e
et 5e degrés étant diminués d'un demi - ton. Le mode locrien peut
également être considéré comme une échelle commençant par le 7e
degré d'un mode ionien ou d’un mode majeur». Hum...
En fait, j’ai quelque chose d’un citoyen du Moyen âge : pour moi comme pour ces derniers, un mode N’EST PAS une gamme. Si un mode se meut dans une échelle de sons, il est essentiellement UNE MANIÈRE (comme dans la mode). Un mode NE SE CARACTÉRISE PAS tant par sa «gamme» que par ses motifs mélodiques propres.
Aujourd’hui, lorsque nous parlons de modes musicaux, nous les assimilons souvent à des gammes et à l’harmonie tonale. C’est pourquoi il est souvent dit que la «dominante» du mode locrien est ce Fa qui est à la quinte diminuée de la tonique. Or, si je prends pour référence les huit modes du chant grégorien, la «dominante» n’est pas nécessairement le cinquième degré : cette «dominante» (qui est en fait une teneure) peut être sur le troisième degré ou sur le quatrième degré de l’échelle du mode. Dans la Sonate locrienne, cette teneure est Mi, soit le quatrième degré. Cela me permet de ne pas donner dans une utilisation conventionnelle du triton, sans renoncer à l’utiliser.
Un peu plus sur les accords de la Sonate
Le refrain est le seul élément de la Sonate qui possède une harmonie fonctionnelle, ou plutôt semi-fonctionnelle.
Structure du mode locrien dans la Sonate locrienne: en tierces descendantes. Cette structure joue un rôle «cachée» pour les enchaînement d'accords dans la Sonate / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN |
C’est une «structure cachée», car cette succession des notes m’a donné la succession des «accords» : c’est là un pendant modal aux fonctions harmoniques tonales. Ainsi, chacune des phrases de la deuxième «mélodie tendre» est accompagnée au piano par des arabesques posées successivement sur chacune des notes de l’échelle descendante. Et sur chacune de ces notes est reproduite la structure de l’«être musical» qui a donné naissance à la Sonate (deux tierces, puis cinq notes, en mouvement ascendant).
La Sonate contient deux passages avec des harmonies en écho : la succession des accords en écho est celle des notes de l’échelle modale. Même chose, le passage «comme de la neige qui tombe doucement» est écrit sur cette même succession modale.
Sonate locrienne. Passage avec des sonorités de «cloches en échos» (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN |
Malgré son humeur complexe et ses nombreux motifs modaux, la Sonate dérive donc d’un seul motif, très court!
Sources des illustrations: