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lundi 3 octobre 2022

VIOLONCELLE ET PIANO: SONATE LOCRIENNE (OPUS 61)

Violoncelle et piano : 
Sonate locrienne. Opus 61 
[Sonate #4 pour violoncelle et piano]
 
Le matériel d’exécution de la Sonate locrienne (partie de piano et partie de violoncelle) est disponible au Centre de musique canadienne: atelier@cmccanada.org
 
... ou Un tendre démon!
 
Paul Gauguin: Le violoncelliste (1894)

En 2011, je composais la Sonate liturgique, la troisième de mes Sonates pour violoncelle et piano. Je pensais alors avoir terminé un cycle amorcé en 1979, celui de ces Sonates qui sont en quelque sorte mon journal intime : le piano et le violoncelle ont été les deux instruments de ma formation musicale. Il m’apparaissait que la fin de la Sonate liturgique répondait au début de la Sonate romanesque, la première du cycle. Une boucle me semblait avoir été bouclée.

Pour être franc, je m’étais dit à l’époque que si un jour je décidais de composer une nouvelle Sonate, il faudrait que celle-ci soit bien différente, qu’elle renouvelle la matière des trois précédentes. Je la voyais en un seul mouvement; je l’imaginais aussi assez véhémente, avec une harmonie pas nécessairement «dissonante» mais certainement astringente. Je m’étais aussi figuré que si j’en écrivais une quatrième, il me faudrait presque certainement en écrire aussi une cinquième, cette fois afin de boucler la boucle pour de bon! Bref, cela ne me tentait pas et un tel projet ne figurait pas dans mes plans.

 
Je note un point important. Mes Sonates pour violoncelle et piano sont de la musique de chambre à cause du petit nombre d'instrumentistes. Mais autrement, ce sont plutôt des œuvres de plein air, des œuvres immersives et un peu «sauvages». Il y a du dialogue entre les deux instruments, bien sûr, mais il y a surtout une «texture sonore», et cette texture est ouverte sur le large.  Comme je le redirai plus loin, le piano est traité en un immense dulcimer. La pédale forte est souvent longuement tenue afin de créer un dôme harmonique immersif. C’est en jouant sur les dynamiques, les phrasés, les articulations, les attaques que le pianiste sculpte la résonance en ce dôme, et non par le biais de la pédale. En ce sens, mes Sonates nécessitent une approche sonore nouvelle de la part des musiciens. 

Avec la Muse, on ne sait…

Mais voilà, la Muse est ce qu’elle est… En décembre 2021, je me mets au piano pour improviser et, d’un coup, surgit cet être musical étrange :

(c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN
 

 Ou dans cette autre notation:

(c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

La Sonate locrienne est astringente
et tempêtueuse...
Ivan Aivanovsky: La neuvième vague (1850)

Je suis demeuré choqué et je l’ai aussitôt rejoué afin de ne pas l’oublier. Ses harmoniques m’ont captivé. Je les ai longuement écoutées. J’ai laissé mon esprit voguer sur elles, loin, loin, loin. Mon esprit a pénétré en elles, à la découverte du monde qu’elles portaient. Et j’ai noté cet être musical. Je n’ai pas été long à comprendre qu’il s’agissait de la semence de cette mystérieuse quatrième Sonate… Et je m’y suis mis, si bien qu’elle était terminée au propre le 4 mars 2022.

Ressemble-t-elle à ce que j’avais entrevu en 2011? Curieusement, oui. Elle est effectivement en un seul mouvement, mais assez vaste : 22-23 minutes. Son monde harmonique est effectivement astringent. Elle contient effectivement des passages tempétueux et robustes, de même qu’une flamboyante cadence du piano seul. L’une des dernières sections utilise des quadruples-croches, durée que je ne crois pas avoir utilisée jusqu’alors.

«Tempête» vers la fin de la Sonate locrienne. J'ai mis cette annotation pour ce passage: «Avec de grandes vagues, des engloutissements et des retours à la surface»: c'est que le violoncelle est englouti par moments par le piano! / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

Mais la Sonate est aussi pleine
de «tendresse étrange». Détail d'une toile de Rubens.
 
Mais elle montre aussi un visage de Janus, comme souvent ma musique : il y a en elle une «tendresse étrange». Une sorte de refrain y revient quelques fois, sous des habits plus ou moins différents : ce refrain est comme une douce chanson, peut-être une berceuse. Hum, de la berceuse à la tempête : l’univers de cette Sonate est complexe et paradoxal! 

Après avoir terminé le premier jet, j’ai eu le sentiment qu’il restait quelque chose d’incomplet. Un jour, l’éclair m’est venu : ce refrain, il doit ouvrir la Sonate! Alors, j’ai ajouté ces quelques mesures avant ce que j’avais pris pour le début. Le violoncelle joue le refrain en cordes pincées (pizzicato), avec des accords comme à la manière d’une guitare, soutenu par des notes très graves et longues du piano; l’un ou l’autre des musiciens, ou encore les deux (je laisse le choix) doivent fredonner cette mélodie :

«Refrain» tel qu'exposé au tout début de la Sonate locrienne: la mélodie est chantée et jouée en pizzicatos au violoncelle. Au deuxième système, la musique se fixe sur la note Si, puis le mode déploie ses couleurs caractéristiques. / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

La tendresse étrange de la Sonate s’exprime aussi par une autre mélodie tendre – mais qui a un air de famille avec la précédente :

          Sonate locrienne. Mélodie «compagne» du Refrain: au violoncelle, sur les arabesques du piano. (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

Le refrain ouvre donc ainsi la Sonate. Il revient plus loin, au violoncelle à l’archet, au centre d’un scherzo sombre et implacable (aux sonorités de gamelan).

Sonate Locrienne. Extrait du «Scherzo gamelan» dans lequel réapparait le Refrain, ici au troisième système. / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

Il revient plus loin encore, cette fois à l’archet et avec sourdine, à la suite de sa mélodie compagne sous la douce neige sonore du piano.

Sonate locrienne; Musique de la neige qui tombe doucement / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

Il revient à la toute fin, au piano, avec des tenues d’harmoniques au violoncelle… mais ce n’est pas lui qui aura le mot final…

En mode locrien / Le démon?!

 
Cette Sonate porte un nom étrange (encore de l’étrangeté…) : Sonate locrienne. J’aime bien la sonorité de ce mot qui semble évoquer les lacs, les lochs mystérieux de l’Écosse – comme le célèbre Loch Ness. En réalité, ce mot est le nom d’un mode, d’une gamme, l’unique gamme dans laquelle est sculptée toute entière cette Sonate, le mode locrien. La Sonate tient donc du diatonisme modal radical qui est l’une de mes marques : aucune modulation, aucune transposition, aucun chromatisme. C’est la seule des quatre Sonates qui montre ce radicalisme.

Ce mode s’est révélé dès l’écoute du motif qui était subitement né sous mes doigts en décembre 2021. Or, ce mode a une caractéristique inhabituelle : son cinquième degré forme non pas une quinte juste avec la «tonique», mais une quarte diminuée, un triton. La gamme de ce mode se joue de Si à Si sur les touches blanches du piano :


Ce mode est rarement utilisé. Il a aussi une certaine réputation : selon les sources, il est considéré comme «sombre», voire même «satanique»! Les amateurs de Métal affirment l'apprécier pour cette raison - j'y reviendrai plus loin. Il est aussi jugé instable et n’est habituellement utilisé que de passage, comme une gamme de transition. Je fais autrement : toute la Sonate est écrite dans ce seul mode! Pas d’évitement ni d’acrobaties : une plongée!

En ses dernières notes, le refrain de la Sonate se fixe sur la note modale Si. Au commencement de la Sonate, après le refrain, les sonorités et les motifs caractéristiques du mode se déploient aux deux instruments. Ce passage culmine dans un duo non mesuré : 

Sonate locrienne. Pages du manuscrit au passage du duo non mesuré. Il me semble que je devrais
faire une exposition de pages de mes partitions manuscrites et les vendre comme œuvres d'art.
(c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

Nous sommes alors au cœur du mode locrien. Toute la Sonate est une immersion dans l’univers et les résonances de ce seul mode. Selon ma manière, l’écriture pour piano est de type «dulcimer» : le piano est traité comme un immense dulcimer. La pédale forte du piano doit y demeurer enfoncée presque du début à la fin, afin de créer un dôme harmonique immersif. C’est en jouant sur les dynamiques, les phrasés, les articulations, les attaques que le pianiste sculpte la résonance en ce dôme, et non par le biais de la pédale.

Malgré sa personnalité propre, la Sonate locrienne est liée aux trois Sonates qui l’ont précédée : elle est en un seul bloc comme la Sonate romanesque (la première) – quoique la Sonate locrienne soit beaucoup plus unifiée et organique; elle a la flamme de la Sonate boréale (la deuxième); elle contient des moments contemplatifs et utilise la voix comme la Sonate liturgique (la troisième).

Un peu plus sur le mode locrien, ce démon.

 
Le mode locrien passe
pour «sombre» et «satanique»!
Dessin d'un démon,
dans le Codex Gigas, XIIIe s.


J’écrivais que le mode locrien a une certaine réputation. Voyez :
«Le locrien a du mal à se résoudre naturellement sur la tonique. C’est pour ça qu’il est bien moins utilisé que les autres modes».   

«Honnêtement, j'ai rarement entendu un improvisateur rester durablement sur ce mode. On [l’emploie surtout de passage, pour passer d’un mode vers un autre]. C'est un mode qui n'est pas évident à entendre (…). [Il] donne une sonorité très particulière, que l'on compare parfois à quelque chose de sombre».

«C’est le seul mode diminué de la bande! A cause de ça, il a une sonorité assez rude et il très peu utilisé dans la pratique. C’est en quelque sorte le vilain petit canard des modes».

Et j’ai évidemment trouvé cette perle inévitable : «Vous êtes en mode locrien… mode banni par l’Église à cause de sa sonorité satanique»!

On n’en finira donc jamais de répéter cette sottise!  

Non, l’Église n’a pas banni le mode locrien, ni aucun autre mode. 
Non, l’Église n’a pas banni l’intervalle de triton. 
Non, l’Église n’a pas nommé le triton «Diabolus in musica» (le diable dans la musique).  

La Sonate locrienne a des passages
angéliques!
Fresque du monastère Kintsvisi,
en Géorgie; XIIe siècle.
Tout cela est faux! Je redis ce que j’ai déjà dit : «C'est apparemment sous la plume de Johann Joseph Fux qu'on la retrouve pour la première fois, dans son traité de musique Gradus ad Parnassum, ouvrage écrit en latin et publié en 1725. Fux a beau jurer que cette expression «vient des Anciens», personne n'a réussi à en retrouver une trace écrite avant le XVIIIe siècle. Mieux: en 1357, donc vers la fin d'un Moyen âge dont on suppose qu'il traquait le diable partout, Johannes Boen classait le triton parmi les consonances et non les dissonances!»

Du coup, les auteurs y vont de diverses contorsions pour tenter de l’assagir, comme (si vous parvenez à comprendre ce jargon) : «Dans la pratique moderne, le locrien peut être considéré comme un mode mineur, les 2e et 5e degrés étant diminués d'un demi - ton. Le mode locrien peut également être considéré comme une échelle commençant par le 7e degré d'un mode ionien ou d’un mode majeur». Hum...

En fait, j’ai quelque chose d’un citoyen du Moyen âge : pour moi comme pour ces derniers, un mode N’EST PAS une gamme. Si un mode se meut dans une échelle de sons, il est essentiellement UNE MANIÈRE (comme dans la mode). Un mode NE SE CARACTÉRISE PAS tant par sa «gamme» que par ses motifs mélodiques propres.

Aujourd’hui, lorsque nous parlons de modes musicaux, nous les assimilons souvent à des gammes et à l’harmonie tonale. C’est pourquoi il est souvent dit que la «dominante» du mode locrien est ce Fa qui est à la quinte diminuée de la tonique. Or, si je prends pour référence les huit modes du chant grégorien, la «dominante» n’est pas nécessairement le cinquième degré : cette «dominante» (qui est en fait une teneure) peut être sur le troisième degré ou sur le quatrième degré de l’échelle du mode. Dans la Sonate locrienne, cette teneure est Mi, soit le quatrième degré. Cela me permet de ne pas donner dans une utilisation conventionnelle du triton, sans renoncer à l’utiliser.

Un peu plus sur les accords de la Sonate

Le refrain est le seul élément de la Sonate qui possède une harmonie fonctionnelle, ou plutôt semi-fonctionnelle.

J’ai donné précédemment l’échelle du mode locrien sous la forme d’une gamme ascendante de Si. Mais dans la Sonate, la structure de cette échelle sonore est descendante et elle procède par tierces plutôt que par secondes. En deux occasions, elle se fait entendre ainsi:
 
Structure du mode locrien dans la Sonate locrienne: en tierces descendantes. Cette structure joue un rôle «cachée» pour les enchaînement d'accords dans la Sonate / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

C’est une «structure cachée», car cette succession des notes m’a donné la succession des «accords» : c’est là un pendant modal aux fonctions harmoniques tonales. Ainsi, chacune des phrases de la deuxième «mélodie tendre» est accompagnée au piano par des arabesques posées successivement sur chacune des notes de l’échelle descendante. Et sur chacune de ces notes est reproduite la structure de l’«être musical» qui a donné naissance à la Sonate (deux tierces, puis cinq notes, en mouvement ascendant).

La Sonate contient deux passages avec des harmonies en écho : la succession des accords en écho est celle des notes de l’échelle modale. Même chose, le passage «comme de la neige qui tombe doucement» est écrit sur cette même succession modale.

Sonate locrienne. Passage avec des sonorités de «cloches en échos» 
(c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN


Malgré son humeur complexe et ses nombreux motifs modaux, la Sonate dérive donc d’un seul motif, très court! 

Sources des illustrations: 

Collection personnelle et Wikipédia (Domaine public et PD-US)