«Au fil du temps, l’esprit autistique a apporté de nombreuses découvertes scientifiques, de même que la création de superbes œuvres d’art. Ces beaux apports expliquent pourquoi il fait partie du patrimoine humain. Mais ses fragilités plus grandes expliquent aussi pourquoi il ne s’exprime que dans une petite minorité de personnes plutôt que chez une majorité.»
Dans cet article, l'expression «personne autiste» sous-entend «personne ayant un diagnostic d'autisme». Voir: https://antoine-ouellette.blogspot.com/2022/08/autisme-lautisme-nest-quun-symptome.html
«Aurais-tu préféré être neurotypique?» me demande-t-on souvent. Je réponds non - cette réponse n'engage que moi. Ce non ne vient pas d'une fierté d’être autiste – je n’en ressens pas de fierté particulière; pas non plus d'un mépris envers le monde neurotypique – je n’ai aucun mépris envers lui et j’ai de bons amis neurotypiques. C’est juste que la vie m’a donné de vivre l’expérience d’être autiste et que c’est bien ainsi. Point. Je suis né humain, et c’est bien ainsi. Je suis né homme, mâle, et c’est bien ainsi aussi (il y a des millions de manières d’être homme dont la mienne!). J’accepte les limites et les imperfections de tout cela. Je suis conscient des forces qu’il peut y avoir d’être autiste – c’était l’optique de mon livre Musique autiste (2011 / 2018, 2e édition); mais je suis tout autant conscient des fragilités d’être autiste : si j’avais un autre livre à écrire sur le sujet, ce serait dans cette optique, le «côté obscur» de l’autisme – car il y en a un. À défaut d'un livre, voici un premier article à propos de l’«autre côté».
Première partie :
L’autisme comme fardeau.
2. Le fardeau de l’autisme
Faille de San Andreas en Californie USGF |
Aujourd'hui, dans le même souci d'équilibre, je suis devenu conscient qu'il y a une faille.
Dans le livre Musique autiste, je fais peu appel à l’argument de la diversité. Ma perspective était et demeure humaniste et universaliste, donc presque à l’opposé.
Bien que populaire, le Woke (ou intersectionnalité) n'a aucun rapport avec la réalité des personnes autistes. |
Le fardeau de l’autisme
Le fardeau de l'autisme peut être lourd... |
J'observe
que les pourcentages des trois groupes font 100% une fois additionnés. C'est
dire que, dans leur population, il y a peu ou pas de personnes autistes qui
sont autonomes, sans souffrance psychique, et pleinement épanouies. Il doit
bien y en avoir quelques-unes, tout de même, mais si peu qu'il est impossible
d'attribuer un seul point de pourcentage à ce groupe. Autrement dit, 70% des personnes autistes ont besoin d'aide, alors que 30% y parviennent sans aide mais à l'arraché.
Sisyphe condamné à porter son fardeau pour l'éternité... Par Le Titien, c. 1548 |
Cela signifie aussi qu’il est illogique d’assimiler ces défis aux «luttes intersectorielles» : ce n’est pas vrai que 30% des Noirs ont une «autonomie très réduite» ou que 40% des femmes sont autonomes «sous condition d’un soutien personnalisé»!
Je dois
faire preuve de lucidité envers moi-même. Je fais partie du troisième groupe,
ce 30% pour qui «l’autonomie voire la
créativité est possible sans aide spécifique mais au prix d’une souffrance
psychique fréquente et d’un épanouissement réduit par rapport à ce que
laissaient augurer les capacités intellectuelles». Mais si ma vie s’était
déroulée autrement, j’aurais probablement fait partie du second groupe, ce 40% qui a besoin
d’aide. J’ai eu de la chance : mes parents ont été extraordinaires;
j’ai vécu mon enfance dans un milieu aimant et stable; j’ai des capacités
intellectuelles qui m’ont permis de compenser pour certaines fragilités
autistiques, etc. Je dois reconnaître que tout cela m’a beaucoup soutenu. Et je
dois tout autant reconnaître que si je n’avais pas bénéficié de tout cela,
j’aurais fort probablement vécu de grandes difficultés et eu besoin d’aide
spécialisée. Je m’imagine une seconde enfant dans un milieu plus compliqué et moins stable, et j’en ai des sueurs froides...
Le discours de la neurodiversité est porté d’abord et avant tout par des gens, autistes, d’intelligence supérieure à la moyenne et qui ont tendance à généraliser à partir de leur cas. Pour eux, l’autisme est une différence positive alors que, pour une majorité d’autistes, l’autisme constitue un défi quotidien et, oui, un handicap. Brigitte Harrisson, elle-même autiste, avait écrit en mars 2022 ces mots qui traduisent bien ce qui précède : «Si pour certains le mot “trouble” ne s’applique pas [à l’autisme], tant mieux! Ils ont été chanceux. Mais pour moi, comme pour d’autres comme moi, il s’applique avant même de parler de différence. Nous portons une condition à laquelle il faut répondre. Il nous faut de l’aide absolument car nous sommes fatigués, plusieurs sont démotivés, et les familles sont épuisées». Un chef syndicaliste m’avait dit : «Je suis Asperger. Mais c’est juste un maudit emmerdage, cette affaire-là!». Même dans Aut’Créatifs, qui milite pour la reconnaissance positive de l’autisme, je connais des membres qui se considèrent comme handicapés du fait d’être autistes - j'ai su que 70% des membres se considèrent comme tels.
Des fois,
nous sommes assis entre deux chaises : nous désirerions de tout cœur que
notre condition ne soit qu’une différence, mais le quotidien sait nous rappeler
nos défis… Dans Musique autiste déjà, je comparais la vie des autistes à celle
de Sisyphe, personnage mythologique condamné à pousser une pierre au
sommet d'une montagne, d'où elle finit toujours par retomber, et de
recommencer, recommencer, recommencer...
Par Sébastien Stoskoppf (1644) |
Depuis, j’ai réalisé que ce ne fut pas la «société» qui m’avait intimidé. D’une part, la tentation d’intimider quelqu’un qui est perçu comme plus faible est malheureusement un travers humain universel auquel, heureusement, tous les humains ne succombent pas. D’autre part, ce qui m’a valu d’être intimidé fut plutôt le fait que des adultes en position d’autorité et en fonction de former des jeunes n’ont pas pris leurs responsabilités, n’ont pas éduqué, à une époque où l’intimidation scolaire n’était d’ailleurs pas considérée comme quelque chose de grave. Aujourd’hui, je suis heureux qu’il y ait enfin de la sensibilisation faite à ce sujet dans les écoles. C’est un progrès et j’encourage à poursuivre en cette voie.
J'invite aussi les personnes autistes adultes à entreprendre une démarche personnelle, ne serait-ce que par rapport à l'anxiété qui est un fléau chez nous. L'anxiété élevée n'est pas une forme de lucidité face au monde: c'est un poison qui vide la personne de sa vitalité.
Auguste Deter, patiente d'Aloïs Alzheimer, sur laquelle ce médecin a décrit pour la première fois la maladie qui porte son nom. |
Ces glissements sont absurdes, mais comment aurait-on pu les éviter alors qu’on refuse tout garde-fou? Et pourquoi refuse-t-on tout garde-fou? Par refus de voir l’existence de ces maladies. Par peur de la maladie et par refus de l’inévitable imperfection humaine. Par déni de réalité et/ou par anosognosie (trouble neuropsychologique par lequel une personne atteinte d’une maladie ou d’un handicap ne semble pas avoir conscience de sa condition : https://fr.wikipedia.org/wiki/Anosognosie)? Certains spécialistes considèrent d’ailleurs que l’anosognosie est une caractéristique du syndrome d’Asperger.
Mais peu importe jusqu’où ira ce glissement : ni la majorité des personnes autistes en situation de besoin, ni leurs parents ne tireront aucune aide en cette direction.
Un accent
sur la ressemblance, pas sur la différence
Il faut
donc aborder les choses autrement. Récemment, j'ai vécu une situation où une
interlocutrice m'a gentiment envoyé un «Tu dis ça parce que t'es autiste!».
Elle m'a aussi dit que je n'ai pas d'émotions parce que je suis autiste. Ce ne fut
qu'un tout petit incident sans conséquence. Mais au même moment, un ami
français vivait une situation conflictuelle avec le directeur d'une
institution. Pour imposer son point de vue, le directeur a dit: «De toute
façon, tu es autiste!». Je ne sais pas si vous avez déjà vécu de telles
situations, mais il est fort possible que oui.
Atlas, robot de la DARPA du United States Department of defense |
Par
contre! Les incidents que j'ai évoqués au début de cette section indiquent une
chose: ce qui est moins reconnu est notre ressemblance, soit le fait qu'une personne autiste est une
personne humaine à part entière. Et que si différences il y a, il y a
beaucoup plus de ressemblances. Après avoir reçu mon diagnostic et lu des trucs sur
l'autisme, j'ai constaté que certaines idées revenaient, comme: les autistes
n'ont pas d'émotions, pas d'imaginaire, pas de créativité, qu'ils fonctionnent
par imitation; des monsieur Spock, des robots, etc. Or
non: nous éprouvons des émotions, nous avons des sentiments, de l'imagination,
de la sensibilité, etc.!!! Et c'est là que se situe la limite du discours de
la diversité en autisme: à force de dire notre différence, nous nous voyons
comme foncièrement différents et le public aussi; du coup, le public nous
aborde par la différence (quitte à ce que ce soit maladroit) et non pas via nos
ressemblances en tant que personnes humaines à part entière.
À la limite, trop miser sur la différence peut avoir l'effet pervers de nous
déhumaniser et de rendre le dialogue plus difficile. Plus on croit qu’il faut
respecter des «il faut» en parlant avec une personne autiste, plus on marche
sur des œufs…
Je pense donc qu'il faudrait aussi dire nos ressemblances - ce que je fais dans mes conférences.
C’est ce
que j’écrivais au début de cet article, je suis de tendance universaliste. Pour
moi, entre humains, les différences sont secondaires - du moins lorsqu'une
différence n'est pas une maladie ou un handicap réel. Pour moi encore, les
enjeux de diversité les plus urgents ne se situent pas entre humains mais à
l'égard d'une autre diversité qui, elle, est loin d'être secondaire - elle est
même vitale: la biodiversité. Mais c'est là une autre
histoire (... peut-être pas tant que ça non plus...).
Woke et Complotisme : deux nébuleuses symétriques
Vous
ai-je choqué en exposant ma distance avec la nébuleuse «intersectionnelle
woke»? Si oui, sachez que je me tiens tout autant à distance de son
double : la nébuleuse «complotiste libertaire». L’une est à la gauche ce
que l’autre est à la droite : des caricatures plutôt sinistres. En fait, du pourrissement: des idées qui ont pourri. Non
seulement la symétrie est parfaite, mais ces deux nébuleuses se nourrissent des
sottises de l’autre. Les wokes ont besoin des suprématistes autant que les
complotistes ont besoin des racistes anti-blancs.
Woke et complotisme sont parfaitement symétriques et se prennent pour la Vérité! (Dessin tiré d'une édition islandaise des Contes des frères Grimm, 1852) |
Dans leur candeur proverbiale, les personnes autistes peuvent se sentir attirées par l’une ou l’autre des deux nébuleuses : elles proposent un discours qui «explique», qui donne du sens, qui désigne clairement l’ennemi… Sauf que ni l’une ni l’autre n’explique quoi que ce soit, ne donne de sens, et les deux se trompent de cibles (si cibles il y a). Toutes deux sont de purs mirages. Pouah! Pour dire : à l’été 2021, des gens ont tenté de m’entraîner dans le complotisme et cherché à ce que je ne me fasse pas vacciner; au début 2022, d’autres gens ont voulu m’entraîner dans le wokisme. Dans les deux cas, ce fut de ma part un refus aussi gentil que ferme.
La femme âgée. Par Nicolaes Maes c.1656 |
La
grossophobie, la transphobie, alouette : non, la grande phobie est celle
de vieillir. Pourtant, tout le monde y passe. Alors, pourquoi ne pas faire de
ce passage quelque chose de beau?
https://www.journaldemontreal.com/2022/05/16/deces-daines-en-chsld-des-decennies-de-politiques-defaillantes-1
À suivre en avril 2023…