MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



jeudi 1 septembre 2022

AUTISME: LA FAILLE (1 DE 2) / LE FARDEAU

AUTISME : LA FAILLE
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Shalom. Motet pour choeur mixte a cappella (1979 / 2015), tiré du Deuxième Livre de Symphonies sacrées.
Vous pouvez écouter cette pièce interprétée par le Choeur de Temps Fort sous la direction de Pascal G.-Berardi:
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«Au fil du temps, l’esprit autistique a apporté de nombreuses découvertes scientifiques, de même que la création de superbes œuvres d’art. Ces beaux apports expliquent pourquoi il fait partie du patrimoine humain. Mais ses fragilités plus grandes expliquent aussi pourquoi il ne s’exprime que dans une petite minorité de personnes plutôt que chez une majorité.»

Dans cet article, l'expression «personne autiste» sous-entend «personne ayant un diagnostic d'autisme». Voir: https://antoine-ouellette.blogspot.com/2022/08/autisme-lautisme-nest-quun-symptome.html

 

Le clair-obscur dans l'art italien.
Giovanni Baglione (1602):
L'amour sacré et profane.

Préambule

«Aurais-tu préféré être neurotypique?» me demande-t-on souvent. Je réponds non - cette réponse n'engage que moi. Ce non ne vient pas d'une fierté d’être autiste – je n’en ressens pas de fierté particulière; pas non plus d'un mépris envers le monde neurotypique – je n’ai aucun mépris envers lui et j’ai de bons amis neurotypiques. C’est juste que la vie m’a donné de vivre l’expérience d’être autiste et que c’est bien ainsi. Point. Je suis né humain, et c’est bien ainsi. Je suis né homme, mâle, et c’est bien ainsi aussi (il y a des millions de manières d’être homme dont la mienne!). J’accepte les limites et les imperfections de tout cela. Je suis conscient des forces qu’il peut y avoir d’être autiste – c’était l’optique de mon livre Musique autiste (2011 / 2018, 2e édition); mais je suis tout autant conscient des fragilités d’être autiste : si j’avais un autre livre à écrire sur le sujet, ce serait dans cette optique, le «côté obscur» de l’autisme – car il y en a un. À défaut d'un livre, voici un premier article à propos de l’«autre côté».


Première partie : 

L’autisme comme fardeau.


1. Un calque hors de propos
2. Le fardeau de l’autisme
3. L’esprit autistique est fragile
4. Glissements vers l’absurde
5. Un accent sur la ressemblance, non sur la différence
6. Woke et complotisme : deux nébuleuses symétriques
7. Le groupe le plus discriminé est…

Faille de San Andreas
en Californie
USGF

Après deux ans d’interruption forcée, j’ai recommencé à donner des conférences depuis janvier 2022, notamment des conférences sur l’autisme. Après deux ans, j’ai donc rencontré de nouveau des groupes d’intervenants, des groupes de parents, des groupes de personnes autistes (adolescents et adultes). 
C’est fou comme un recul de deux ans peut changer le regard lorsqu’on revient ainsi! Des aspects que je n’avais pas vus (ou pas voulu voir) m’ont frappé de front. Certaines positions que j’avais prises se sont révélées plus ou moins justes, et j’ai dû ajuster mon regard. Quand est paru mon livre Musique autiste, je désirais contribuer à rétablir un certain équilibre: apporter des notes positives sur l'autisme alors que dominait un discours très noir. Certains de mes amis militants sont «passés tout droit»: le désir de percevoir l'autisme comme positif a mené à interpréter tout ce que vivent les personnes autistes en termes positifs, y compris les lubies, les tocades, les déraisons. Dans cette optique biaisée, ce qui est négatif est essentiellement conséquence de la «stigmatisation». Or, je sais que les choses sont plus nuancées. Mon souci d'équilibre et de discernement m'empêche d'aller en cette voie. 

Aujourd'hui, dans le même souci d'équilibre, je suis devenu conscient qu'il y a une faille. 



Un calque hors propos

Mais avant d'en venir à cette faille, je dois expulser un intrus! 
Je n'ai jamais été très à l'aise avec l'argument de la différence (ou de la diversité) en autisme. Pour moi, il s'agit au mieux d'un argument d'appoint, sans plus. Il peut même se révéler pervers : si l’autisme n’est qu’une différence, pourquoi alors maintenir de l’aide spécialisée?
Mais je sais que cet argument est très en vogue, en général dans la société. Les mots «diversité» et «différence» sont devenus des arguments en eux-mêmes – des dogmes plutôt, car il semble impossible de les remettre en question ne serait-ce qu’un petit peu. Je dis «Diversité» et plus aucune discussion n’est possible : crois et répète ou meurs!
Dans le livre Musique autiste, je fais peu appel à l’argument de la diversité. Ma perspective était et demeure humaniste et universaliste, donc presque à l’opposé.

Bien que populaire, le Woke (ou intersectionnalité)
n'a aucun rapport avec la réalité des personnes autistes.
 
L’insistance sur la différence et la diversité me gêne parce que c’est un calque du discours de la «diversité sexuelle». C’est un discours qui mène presque automatiquement à épouser celui des «luttes intersectionnelles» - le nom pédant de l’idéologie Woke, ce qui me gêne encore davantage. À mes yeux, il s’agit d’une confusion totale. La situation des personnes autistes n'a rien à voir, par exemple, avec celle des Noirs états-uniens qui ont subi un esclavage dur. S’il existe de la stigmatisation envers les autistes (et je ne nie pas qu’il y en ait : j’en ai moi-même subi à l’école), j’observe que la «stigmatisation perçue» est souvent supérieure à la stigmatisation réelle : cela crée un cercle vicieux où plus l’on se dit victime de stigmatisation, plus on se percevra comme stigmatisés – chose qui ne vaut d’ailleurs pas que pour les autistes.

Le fardeau de l’autisme


Le fardeau de l'autisme peut être lourd...
Voilà la faille. Tous les défis des personnes autistes ne peuvent pas être mis sur le dos de la stigmatisation par une société «oppressive». Plusieurs défis proviennent de la condition autistique elle-même. Cette réalité doit être reconnue, y compris par les «militants autistes». Or, elle est souvent occultée.

Un document qui m’a été envoyé récemment donne un portrait de la population autiste d’une ville de France. Voici ce portrait :
1. Pour 30% (des personnes autistes) l’autonomie est très réduite impliquant souvent, à l’âge adulte, institutionnalisation ou prise en charge par la famille.
2. Pour 40% l’autonomie voire l’épanouissement et la créativité sont possibles sous condition d’un soutien personnalisé pour pallier les points faibles.
3. Pour 30% l’autonomie voire la créativité est possible sans aide spécifique mais au prix d’une souffrance psychique fréquente et d’un épanouissement réduit par rapport à ce que laissaient augurer les capacités intellectuelles.    

J'observe que les pourcentages des trois groupes font 100% une fois additionnés. C'est dire que, dans leur population, il y a peu ou pas de personnes autistes qui sont autonomes, sans souffrance psychique, et pleinement épanouies. Il doit bien y en avoir quelques-unes, tout de même, mais si peu qu'il est impossible d'attribuer un seul point de pourcentage à ce groupe. Autrement dit, 70% des personnes autistes ont besoin d'aide, alors que 30% y parviennent sans aide mais à l'arraché. 


Sisyphe condamné à porter son fardeau
pour l'éternité... Par Le Titien, c. 1548
Ce portrait est empirique. Mais il est réaliste et correspond grosso modo à ce que l’on pourrait trouver ailleurs. Cela signifie que pour une franche majorité de personnes autistes, il y a un défi réel d’autonomie fonctionnelle (pour les tâches banales du quotidien), et que ce défi n’est pas tant le résultat de la stigmatisation que des fragilités de l’esprit autistique lui-même. Doit-on alors ne parler que d’une simple différence?
Cela signifie aussi qu’il est illogique d’assimiler ces défis aux «luttes intersectorielles» : ce n’est pas vrai que 30% des Noirs ont une «autonomie très réduite» ou que 40% des femmes sont autonomes «sous condition d’un soutien personnalisé»!
Bref, le discours de la diversité se heurte à la réalité propre des personnes autistes. À la limite, il constitue un déni de cette réalité.

Je dois faire preuve de lucidité envers moi-même. Je fais partie du troisième groupe, ce 30% pour qui «l’autonomie voire la créativité est possible sans aide spécifique mais au prix d’une souffrance psychique fréquente et d’un épanouissement réduit par rapport à ce que laissaient augurer les capacités intellectuelles». Mais si ma vie s’était déroulée autrement, j’aurais probablement fait partie du second groupe, ce 40% qui a besoin d’aide. J’ai eu de la chance : mes parents ont été extraordinaires; j’ai vécu mon enfance dans un milieu aimant et stable; j’ai des capacités intellectuelles qui m’ont permis de compenser pour certaines fragilités autistiques, etc. Je dois reconnaître que tout cela m’a beaucoup soutenu. Et je dois tout autant reconnaître que si je n’avais pas bénéficié de tout cela, j’aurais fort probablement vécu de grandes difficultés et eu besoin d’aide spécialisée. Je m’imagine une seconde enfant dans un milieu plus compliqué et moins stable, et j’en ai des sueurs froides...

Le discours de la neurodiversité est porté d’abord et avant tout par des gens, autistes, d’intelligence supérieure à la moyenne et qui ont tendance à généraliser à partir de leur cas. Pour eux, l’autisme est une différence positive alors que, pour une majorité d’autistes, l’autisme constitue un défi quotidien et, oui, un handicap. Brigitte Harrisson, elle-même autiste, avait écrit en mars 2022 ces mots qui traduisent bien ce qui précède : «Si pour certains le mot “trouble” ne s’applique pas [à l’autisme], tant mieux! Ils ont été chanceux. Mais pour moi, comme pour d’autres comme moi, il s’applique avant même de parler de différence. Nous portons une condition à laquelle il faut répondre. Il nous faut de l’aide absolument car nous sommes fatigués, plusieurs sont démotivés, et les familles sont épuisées». Un chef syndicaliste m’avait dit : «Je suis Asperger. Mais c’est juste un maudit emmerdage, cette affaire-là!». Même dans Aut’Créatifs, qui milite pour la reconnaissance positive de l’autisme, je connais des membres qui se considèrent comme handicapés du fait d’être autistes - j'ai su que 70% des membres se considèrent comme tels.

Des fois, nous sommes assis entre deux chaises : nous désirerions de tout cœur que notre condition ne soit qu’une différence, mais le quotidien sait nous rappeler nos défis… Dans Musique autiste déjà, je comparais la vie des autistes à celle de Sisyphe, personnage mythologique condamné à pousser une pierre au sommet d'une montagne, d'où elle finit toujours par retomber, et de recommencer, recommencer, recommencer...


L’esprit autistique est fragile

Il est bien documenté que l’autisme vient souvent avec des «conditions associées», souvent aussi nommées «comorbidités». Ce n’est pas très bien formulé, mais il est vrai qu’une proportion nettement plus grande de personnes autistes que de personnes non-autistes vivent aussi une autre ou quelques autres conditions apportant des défis supplémentaires comme, par exemple:
- le trouble de déficit d’attention (TDA, avec ou sans hyperactivité), 
- des troubles obsessifs-compulsifs (TOC), 
- les troubles anxieux, 
- le risque suicidaire, 
- l’épilepsie, 
- la dysphorie du genre, 
- les troubles alimentaires, 
- etc. 
Depuis janvier dernier, j’ai pris conscience que je dois reconnaître être chanceux sur cet autre plan : je n’ai pas de ces «troubles associés». Je sympatise profondément avec les personnes ayant un diagnostic d'autisme qui ont aussi de tels troubles. J'espère de tout coeur qu'elles trouvent la compréhension et le soutien dont elles ont besoin, de même que leur famille. 
L'autisme se vit assez bien..., s'il ne vient pas avec une ou plusieurs des conditions nommées ci-haut. Or, il vient souvent avec au moins l'une d'elles. C'est cette réalité que je n'avais pas vue ou que j'avais sous-estimée lorsque j'ai commencé à m'intéresser à l'autisme. 
Cela vaut lorsque l'autisme est symptôme de la condition Kanner et de la condition Asperger (c’est-à-dire d'un esprit en perspective inversée, Pi: environ 80% des diagnostics):
Mais cela vaut encore plus lorsque l'autisme est symptôme d'une intoxication fœtale, d'un bris génétique ou d'une maladie neurologique (environ 20% des diagnostics). En ce dernier cas, les «conditions associées» sont encore plus fréquentes et souvent dramatiques.

Sans même qu’une personne ait subi de  la stigmatisation, l’autisme peut être un don autant qu’il peut être une malédiction. En dehors de toute stigmatisation, à QI égal, à talent égal et à niveau de scolarité égal, une personne autiste doit affronter presque systématiquement plus de «défis» qu’une personne non-autiste. (Entre nous, je vous confie un grand secret : les personnes autistes sont souvent courageuses et valeureuses).

Lorsque l'autisme est effectivement symptôme d'une très (trop) forte perception en perspective inversée, cet autisme pose en lui-même certains défis. La principale raison est intérieure : la forme d'intelligence Pi est en elle-même plus fragile, moins fluide et moins souple, plus fragmentée et pointilliste. Pour en tirer profit, il faut aimer les défis et posséder les moyens (intellectuels et autres) pour pouvoir relever ceux-ci, ce qui n’est pas le cas de tout le monde, du moins quand les défis sont quotidiens au point de devenir éreintants. C’est comme un véhicule plus capricieux à conduire à cause de ses particularités et de la rareté de ces particularités. Mais il peut être tout autant performant... des fois à gros prix. Au fil du temps, une dose de cet autisme a apporté de nombreuses découvertes scientifiques, de même que la création de superbes œuvres d’art. Ces beaux apports expliquent pourquoi il fait partie du patrimoine humain. Mais ses fragilités plus grandes expliquent aussi pourquoi il ne s’exprime que dans une petite minorité de personnes plutôt que chez une majorité. Cela vaut autant pour l'autisme que pour l'esprit Pi.

Par Sébastien Stoskoppf (1644)

Ceci posé, la prévalence de ces «troubles associés», plus élevée que dans la population non-autiste, indique encore une fois que le discours de la diversité se heurte à la réalité propre des personnes autistes et qu’à la limite, il constitue un déni de cette réalité. Aborder l’autisme via l’idéologie «intersectionnelle» n’aidera personne dans ses défis d’autonomie ni dans ceux liés aux «troubles associés». Pire : plus nous nous verrons comme les victimes d’une société «oppressive», moins nous serons tentés d’entreprendre une démarche personnelle pour minimiser l’impact de nos dits troubles ou même juste pour demander de l’aide. Là, ce ne fut pas une affaire de chance : au début des années 2000, j’ai entrepris une telle démarche personnelle et demandé de l’aide à l’organisme La Clé des champs (www.lacledeschamps.org). Ce fut mon choix, ma volonté et mon désir d’agir pour diminuer les symptômes envahissants du stress post-traumatique causé par l'intimidation scolaire. Et ce fut le bon choix, définitivement. J’aurais pu continuer à en vouloir à la société toute entière pour l’intimidation que j’ai subie à l’école et les séquelles que cela m’a laissé; j’aurais pu ruminer et adopter une posture de mépris face à autrui, un désir de vengeance – des tentations que je vois malheureusement : «Ce n’est pas à moi de changer ou de me soigner : c’est à cette société stigmatisante néocoloniale blantriarcale» et blablabla! Mais j’en étais venu au point où il était clair que ma qualité de vie exigeait de l’aide. Je suis donc allé la chercher. En toute humilité. Aujourd’hui, je redonne en étant pair-aidant auprès de gens vivant avec des troubles anxieux.

Depuis, j’ai réalisé que ce ne fut pas la «société» qui m’avait intimidé. D’une part, la tentation d’intimider quelqu’un qui est perçu comme plus faible est malheureusement un travers humain universel auquel, heureusement, tous les humains ne succombent pas. D’autre part, ce qui m’a valu d’être intimidé fut plutôt le fait que des adultes en position d’autorité et en fonction de former des jeunes n’ont pas pris leurs responsabilités, n’ont pas éduqué, à une époque où l’intimidation scolaire n’était d’ailleurs pas considérée comme quelque chose de grave. Aujourd’hui, je suis heureux qu’il y ait enfin de la sensibilisation faite à ce sujet dans les écoles. C’est un progrès et j’encourage à poursuivre en cette voie.

J'invite aussi les personnes autistes adultes à entreprendre une démarche personnelle, ne serait-ce que par rapport à l'anxiété qui est un fléau chez nous. L'anxiété élevée n'est pas une forme de lucidité face au monde: c'est un poison qui vide la personne de sa vitalité. 


Glissements vers l’absurde

Auguste Deter, patiente
d'Aloïs Alzheimer, 
sur laquelle ce médecin
a décrit pour la première fois
la maladie qui porte son nom.
 

En s’alliant avec l’idéologie intersectionnelle, l’idée de neurodiversité poursuit sa logique propre d’une manière presque mécanique :
Puisque tout n’est que diversité…
… la maladie mentale n’existe pas : elle n’est que la construction d’une société stigmatisante – j’ai souvent lu ça.
… les maladies neurologiques n’existent pas non plus et ne sont, elles aussi, que des constructions sociales – tout le monde n’est pas encore rendu là, mais des gens le sont...
C'est un débordement d'enthousiasme car, oui, la réalité est qu'il existe des maladies neurologiques. Elles sont nombreuses: Alzheimer, Parkinson, fibromyalgie, sclérose en plaques, tumeurs du cerveau, etc. 

Ces glissements sont absurdes, mais comment aurait-on pu les éviter alors qu’on refuse tout garde-fou? Et pourquoi refuse-t-on tout garde-fou? Par refus de voir l’existence de ces maladies. Par peur de la maladie et par refus de l’inévitable imperfection humaine. Par déni de réalité et/ou par anosognosie (trouble neuropsychologique par lequel une personne atteinte d’une maladie ou d’un handicap ne semble pas avoir conscience de sa condition : https://fr.wikipedia.org/wiki/Anosognosie)? Certains spécialistes considèrent d’ailleurs que l’anosognosie est une caractéristique du syndrome d’Asperger.

Mais peu importe jusqu’où ira ce glissement : ni la majorité des personnes autistes en situation de besoin, ni leurs parents ne tireront aucune aide en cette direction.

Un accent sur la ressemblance, pas sur la différence

Il faut donc aborder les choses autrement. Récemment, j'ai vécu une situation où une interlocutrice m'a gentiment envoyé un «Tu dis ça parce que t'es autiste!». Elle m'a aussi dit que je n'ai pas d'émotions parce que je suis autiste. Ce ne fut qu'un tout petit incident sans conséquence. Mais au même moment, un ami français vivait une situation conflictuelle avec le directeur d'une institution. Pour imposer son point de vue, le directeur a dit: «De toute façon, tu es autiste!». Je ne sais pas si vous avez déjà vécu de telles situations, mais il est fort possible que oui.

Atlas, robot de la DARPA du
United States Department of defense


Ceci m'amène vers ce constat: le problème n'est pas que notre différence n'est pas reconnue. Au contraire: notre différence est reconnue; elle est vue, entendue, ressentie. Notre diagnostic est en soi une forme de reconnaissance officielle de notre différence. Je ne dis pas que notre différence est bien comprise et acceptée, même par nous, autistes. Mais elle est reconnue. Alors, miser beaucoup sur la différence me paraît être enfoncer une porte ouverte.

Par contre! Les incidents que j'ai évoqués au début de cette section indiquent une chose: ce qui est moins reconnu est notre ressemblance, soit le fait qu'une personne autiste est une personne humaine à part entière. Et que si différences il y a, il y a beaucoup plus de ressemblances. Après avoir reçu mon diagnostic et lu des trucs sur l'autisme, j'ai constaté que certaines idées revenaient, comme: les autistes n'ont pas d'émotions, pas d'imaginaire, pas de créativité, qu'ils fonctionnent par imitation; des monsieur Spock, des robots, etc. Or non: nous éprouvons des émotions, nous avons des sentiments, de l'imagination, de la sensibilité, etc.!!! Et c'est là que se situe la limite du discours de la diversité en autisme: à force de dire notre différence, nous nous voyons comme foncièrement différents et le public aussi; du coup, le public nous aborde par la différence (quitte à ce que ce soit maladroit) et non pas via nos ressemblances en tant que personnes humaines à part entière. À la limite, trop miser sur la différence peut avoir l'effet pervers de nous déhumaniser et de rendre le dialogue plus difficile. Plus on croit qu’il faut respecter des «il faut» en parlant avec une personne autiste, plus on marche sur des œufs…

Je pense donc qu'il faudrait aussi dire nos ressemblances - ce que je fais dans mes conférences.

C’est ce que j’écrivais au début de cet article, je suis de tendance universaliste. Pour moi, entre humains, les différences sont secondaires - du moins lorsqu'une différence n'est pas une maladie ou un handicap réel. Pour moi encore, les enjeux de diversité les plus urgents ne se situent pas entre humains mais à l'égard d'une autre diversité qui, elle, est loin d'être secondaire - elle est même vitale: la biodiversité.  Mais c'est là une autre histoire (... peut-être pas tant que ça non plus...).

 *      *      *

Woke et Complotisme : deux nébuleuses symétriques

Vous ai-je choqué en exposant ma distance avec la nébuleuse «intersectionnelle woke»? Si oui, sachez que je me tiens tout autant à distance de son double : la nébuleuse «complotiste libertaire». L’une est à la gauche ce que l’autre est à la droite : des caricatures plutôt sinistres. En fait, du pourrissement: des idées qui ont pourri. Non seulement la symétrie est parfaite, mais ces deux nébuleuses se nourrissent des sottises de l’autre. Les wokes ont besoin des suprématistes autant que les complotistes ont besoin des racistes anti-blancs.

Woke et complotisme sont parfaitement
symétriques et se prennent pour la Vérité!
 (Dessin tiré d'une édition islandaise
des Contes des frères Grimm, 1852)

Les deux nébuleuses se fondent sur des demi-vérités (ou carrément des mensonges) tout en se positionnant comme possédant LA vérité; les deux érigent ce qui n’est que perceptions distordues en faits avérés et indiscutables; les deux recourent à fond à l’intimidation dans leur désir de contrôler autrui dans ses paroles, ses pensées et jusque dans son vocabulaire; les deux refusent toute discussion et enragent devant la moindre remise en question; les deux exigent que le monde entier les suivent dans leur délire idéologique. Les deux tiennent d’une inintelligence que des partis politiques, de «gauche» autant que de «droite», ont l’irresponsabilité d’encourager. Comme le dit Jonathan Haidt, «nos institutions sont devenues plus stupides, en particulier celles qui produisent des connaissances [ie les universités]. Mais le phénomène s’est répandu ailleurs. Une stupidité structurelle s’est installée» (L’Express, 5 mai 2022, page 66). Cela promet! J'en ai quasiment honte d'être un universitaire... 

Dans leur candeur proverbiale, les personnes autistes peuvent se sentir attirées par l’une ou l’autre des deux nébuleuses : elles proposent un discours qui «explique», qui donne du sens, qui désigne clairement l’ennemi… Sauf que ni l’une ni l’autre n’explique quoi que ce soit, ne donne de sens, et les deux se trompent de cibles (si cibles il y a). Toutes deux sont de purs mirages. Pouah! Pour dire : à l’été 2021, des gens ont tenté de m’entraîner dans le complotisme et cherché à ce que je ne me fasse pas vacciner; au début 2022, d’autres gens ont voulu m’entraîner dans le wokisme. Dans les deux cas, ce fut de ma part un refus aussi gentil que ferme.


Le groupe le plus discriminé est…

La femme âgée. Par Nicolaes Maes
c.1656
Le groupe le plus négligé, discriminé et contraint à l’isolement dans la société québécoise n’est ni celui des «queers» ni même celui des autistes, loin de là. La pandémie l’a cruellement révélé : c’est celui des personnes âgées en perte d’autonomie, particulièrement celles devant vivre dans des centres spécialisés (CHSLD) : nourriture dévitalisée, bâtiments souvent vétustes, soins de base à la va-vite et quelques fois minimalistes (un bain par semaine, couches changées lorsqu’elles sont bien pleines, etc.), visites rares ou aucune visite de la part de la famille. Ministre de la santé du Québec de 2012 à 2014, le Dr Réjean Hébert n’hésite pas à parler d’«âgisme systémique», un phénomène si puissant que les personnes âgées elles-mêmes semblent l’avoir intégré.
En août 2021 à Saint-Hyacinthe, une femme a été poignardée à mort dans une bijouterie par un illuminé. Une grande chaîne de télévision a parlé d’une «femme âgée». Son âge? 54 ans! Petit rappel : l’espérance de vie au Québec est de 83 ans (2021).
Ce n’est pas qu’au Québec : «La discrimination fondée sur l’âge demeure toutefois socialement acceptable et fortement institutionnalisée, contrairement au racisme et au sexisme, selon l’Organisation mondiale de la santé».
Malgré tout ce que l'on a dit et dénoncé de surutilisation de médicaments psychotropes chez les personnes âgées en perte d'autonomie, une étude parue en septembre 2022 démontrait qu'il y a encore une hausse des antipsychotiques administrés sans diagnostic chez ce groupe. 

La grossophobie, la transphobie, alouette : non, la grande phobie est celle de vieillir. Pourtant, tout le monde y passe. Alors, pourquoi ne pas faire de ce passage quelque chose de beau?

Malheureusement, ce groupe n’entre pas dans les cases des «luttes intersectionnelles» : il n’est ni glamour ni politiquement rentable, tant pour qui se réclame du «progressisme» que pour qui adhère au conservatisme libertarien. Publié en mai dernier, le rapport de la coroner Géhane Kamel parlait «de décennies de politiques publiques défaillantes». En fait, c’est la société toute entière qui a failli : «Dénonçant la lourdeur bureaucratique et la désorganisation au sein de système de santé québécois lors de la première vague de la pandémie, la coroner Géhane Kamel estime qu’il y a eu «rupture du contrat moral et sociétal» en laissant mourir des dizaines de patients en CHSLD dans des «conditions épouvantables».
https://www.journaldemontreal.com/2022/05/16/deces-daines-en-chsld-des-decennies-de-politiques-defaillantes-1

À suivre en avril 2023…

 
Source des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US), 
sites commerciaux (livre de Brigitte Harrisson / Lise Saint-Charles et étiquette Fragile).