Chant grégorien. Le rythme ou le temps musical.
1. Le rythme selon Solesmes
2. Dissensions
3. Lettres rythmiques
4. Disparitions
5. La liberté des interprètes
Cet
article vise à vous faire connaître quelques arcanes merveilleux du chant
grégorien, une musique spirituelle que nous a légué l’Église du Moyen Âge. Cet
article poursuit l’exploration du grégorien à la suite des deux articles
suivants :
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2017/05/retour-au-chant-gregorien.html
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2022/06/chant-gregorien-latin-accents-et-notes.html
Et il poursuit l’exploration du Moyen Âge musical à la suite de ces deux autres articles :
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2012/10/hildegarde-et-le-lotus.html
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2018/05/ars-nova-les-horlogers-fous-du-xive.html
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https://antoine-ouellette.blogspot.com/2022/06/chant-gregorien-latin-accents-et-notes.html
Et il poursuit l’exploration du Moyen Âge musical à la suite de ces deux autres articles :
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https://antoine-ouellette.blogspot.com/2018/05/ars-nova-les-horlogers-fous-du-xive.html
Le
rythme selon Solesmes
Abbaye Saint-Pierre-de-Solesmes, France |
La première tâche des moines fut de restaurer l’intégralité des notes. Pour ce faire, ils ont recherché les plus anciens manuscrits de cette musique et les ont analysés en profondeur. Ces manuscrits remontaient à une période allant du IXe siècle au XIe siècle, avant même l’invention et la généralisation de la portée musicale. Il est à noter que ces manuscrits anciens fixaient par écrit des mélodies plus anciennes transmises jusqu’alors par une tradition orale.
Je souligne que le Christianisme a apporté un nombre incalculable d’apports positifs et même fondamentaux en plusieurs domaines, y compris en musique.
Lorsque nous dénigrons la spiritualité chrétienne, nous faisons preuve d’ignorance! Lorsque des gens de diverses cultures dénoncent l’appropriation culturelle dont ils seraient victimes, ils ne se rendent pas compte qu’eux-mêmes se sont approprié plein de choses venant d’autres cultures, sans jamais avoir demandé de permission : ils seraient bien dépourvus s’ils devaient se défaire de tout ce dont ils se sont appropriés…
Les
moines de Solesmes ont aussi compilé et analysé les manuscrits avec portée les
plus anciens. La comparaison de ces manuscrits a abouti à la pleine
restauration des notes des mélodies grégoriennes. Le problème des notes était
résolu.
Mais le problème de l’interprétation demeurait entier. Comment interpréter cette musique? Plus précisément, comment la rythmer? Quel est son temps musical propre? Les plus anciens manuscrits ne possèdent pas de mesures, pas de barres de mesure, pas de signes rythmiques proportionnels comme des noires, des croches, des blanches, etc. Une partie de la réponse est si évidente qu’on n’y pense pas toujours : si ces signes rythmiques étaient absents, c’est tout simplement parce qu’ils n’ont aucune utilité pour noter cette musique. Elle n’en a pas de besoin!
Mais alors, comment rythmer cette musique?! Les moines de Solesmes ont proposé un principe élégant qui demeure le plus utilisé par les interprètes : le temps premier. Selon ce principe, chaque note possède la même durée. Mais il s’agit que d’un point de départ car les choses sont plus subtiles : ce temps premier n’est pas métronomique, et il peut subir des contractions (aller plus vite) et des dilatations (aller plus lentement), cela dans une même pièce de musique.
Dissensions
Or,
vous savez comment sont les humains…, et les grégorianistes sont des humains…
Cette proposition élégante n’a pas fait l’unanimité. Dès le début du XXe
siècle, d’autres musicologues se sont rebiffés! Ils ne pouvaient pas admettre
l’idée d’un temps aussi souple et non mesuré. Alors, ils ont plutôt proposé
d’interpréter le grégorien avec des valeurs rythmiques mesurées. Ces rebelles
sont les Mensuralistes. Ils ont violemment contesté le principe de Solesmes, et
les partisans de Solesmes ont tout aussi violemment répliqué contre le leur. Je
vous jure que cela a brassé et donné lieu à des propos sarcastiques de part et
d’autre! Ce sera d’ailleurs le sujet d’un prochain article.
exploitent encore davantage le registre grave, et ils ne sont pas moins «spirituels» pour autant.
De Solesmes, je ne comprends pas l'utilité de l'ajout de l'ictus: c'est superflu et embarrassant. Voir:
Lettres
rythmiques
Si
on ne trouve pas de croches ou de noires dans les manuscrits anciens sans
portée, ces mêmes manuscrits portent néanmoins des signes d’interprétation
rythmique.
Voici le tout début du chant d’entrée (Introït) du quatrième Dimanche de l’Avent : Rorate caeli desuper.
Voici le tout début du chant d’entrée (Introït) du quatrième Dimanche de l’Avent : Rorate caeli desuper.
La notation carrée (celle avec portée) date d’environ du XIIe siècle; la notation en neumes qui a été transcrite au-dessus des notes carrée provient du manuscrit de Laon datant du IXe siècle, un manuscrit avec notation sans portée. (Ce qui signifie qu’il faut avoir connu la mélodie par tradition orale pour parvenir à comprendre les neumes : ceux-ci ne précisent aucune note, pas même celle qui commence la pièce!).
Les neumes de Laon représentent des notes et des groupes de notes (qui correspondent à ceux et celles de la notation carrée… même si cela ne vous semble pas évident!). Mais on y trouve aussi des lettres, et certaines de ces lettres sont des indications rythmiques.
La première rencontrée dans l’exemple
est un c.
C’est une abréviation pour le mot latin celeriter qui signifie
«en peu de temps, sans tarder, promptement, avec rapidité». Selon le contexte
où elle apparait, cette lettre c demande soit de presser légèrement, d’aller
plus rapidement, ou tout simplement de ne pas ralentir. Donc ici, le c demande
de chanter avec allant.
Peu après, nous rencontrons la lettre t : abréviation du latin tenete, «tenir».
Peu après, nous rencontrons la lettre t : abréviation du latin tenete, «tenir».
Grande
question : presser de combien, ou allonger de combien? La réponse est
simple : «Suivez le chef de chœur!». C’est lui qui décide! Mais ces
altérations du temps premier ne sont jamais très prononcées : on ne se met
pas ici à accélérer comme si on avait le feu au derrière, et on ne fait pas là
de larges ralentis à la manière romantique!
Avec le temps premier vient la règle de la souplesse : la rythmique grégorienne doit être «ronde» et non rigide.
Outre les lettres, les manuscrits neumatiques comportent un autre signe rythmique – en fait, selon les manuscrits, cet autre signe peut prendre deux différentes formes, mais je vais vous montrer la plus simple et évidente. Voici le début du sublime Alléluia Iustus germinabit pour saint Joseph.
Avec le temps premier vient la règle de la souplesse : la rythmique grégorienne doit être «ronde» et non rigide.
Outre les lettres, les manuscrits neumatiques comportent un autre signe rythmique – en fait, selon les manuscrits, cet autre signe peut prendre deux différentes formes, mais je vais vous montrer la plus simple et évidente. Voici le début du sublime Alléluia Iustus germinabit pour saint Joseph.
La notation neumatique (en rouge) provient du manuscrit d’Einsiedeln qui date du Xe siècle et est l’un des meilleurs manuscrits neumatiques (sans portée) qui soit parvenu à nous. Certains signes (encerclés en bleu) sont ornés d’un petit chapeau ressemblant à un petit trait horizontal légèrement incurvé en forme de «u». Ce petit trait est dit épisème. Il signifie que la ou les notes d’un groupe sont un peu allongées. Ici, le premier épisème que je signale affecte la note Sol de la syllabe «lu» (nous sommes en clé de Do 4e ligne): dans la notation carrée, ce Sol est affecté d'un point qui a la même signification. Le deuxième épisème affecte les deux notes du groupe final de cette phrase. La notation carrée ne pose qu’un seul point, sur la dernière note, mais ce sont en fait les deux notes qui devraient être allongées.
Disparitions
effectivement en trois
croches. Mais restons-en là.
Pour
sa part, le c de celeriter est complètement disparu dans la notation
carrée : plus rien ne le signale. C’est dire que la notation carrée a
apporté à la fois de la précision (avec la clé et la portée pour facilement
identifier les notes), mais aussi de l’imprécision rythmique. Au début du XXe
siècle, des éditeurs ont proposé des livres dans lesquels les mélodies
grégoriennes étaient transcrites avec des croches et des noires, en plus de la
clé de Sol plus usuelle que les clés de Do et de Fa de la notation carrée
grégorienne. Dans ces éditions, toutes les notes sont affectées de croches,
sauf le tenete qui devient une noire…, mais les celeriter sont disparus!
Un exemple en transcription moderne: toutes les notes deviennent des croches, sauf les notes pointées qui deviennent des noires. |
J’avoue ne pas aimer ces transcriptions : ces transcriptions raidissent la rythmique, et la tentation devient de faire entrer cette musique dans des mesures. Pour mon chœur, j’utilise la notation carrée avec, au besoin, une notation neumatique superposée à la carrée. C’est le principe du Graduel Triplex, la Bible des fans de grégorien! Ce livre combine notation carrée et notations neumatiques.
En fait, même des tenete sont disparus en passant à la notation carrée. Je reviens aux premières notes du Rorate. Il y a un tenete dans l’écriture neumatique. Ce n’est pas évident (alors croyez-moi sur parole!), mais ce tenete affecte la quatrième note de la pièce (La). Or, dans la notation carrée, rien n’indique qu’il faudrait allonger cette note.
La
liberté des interprètes
Cela
dit, toute musique, y compris le grégorien, peut offrir aux interprètes une
marge de liberté. Pensons aux Symphonies de Beethoven pour lesquelles il existe
de très nombreux enregistrements, certains très différents des autres dans les
tempos, les choix orchestraux, les accents, etc. Pensons aux standards du Jazz
qui donnent lieu à des versions très différentes les unes des autres. La
musique est la même à la base, mais les interprètes doivent faire des choix et prendre
des décisions qui peuvent changer la sonorité d’une même pièce, un peu ou
énormément! Il en va de même pour le chant grégorien. Le cas le plus frappant
est celui des versions avec accompagnement d’orgue : ces accompagnements
ont été composés non au Moyen Âge mais à la fin du XIXe siècle et dans la
première moitié du XXe siècle. Le moins que l’on puisse dire est qu’un
accompagnement d’orgue change du tout au tout la physionomie d’une pièce
grégorienne en comparaison avec une version a cappella…
Alors, il y a eu des courants divergents dans l’interprétation du grégorien. Très divergents même. J’ai évoqué l’approche mensuraliste précédemment, mais il y en a d’autres encore. Ce sera le sujet d’un article à venir!
Alors, il y a eu des courants divergents dans l’interprétation du grégorien. Très divergents même. J’ai évoqué l’approche mensuraliste précédemment, mais il y en a d’autres encore. Ce sera le sujet d’un article à venir!
Sources des illustrations: Collection personnelle, sites commerciaux (pour les disques suggérés) et Wikipédia (PD-US, Domaine public)