AUTISME : LA FAILLE (2 de 2)
Deuxième
partie : les démons.
http://antoine-ouellette.blogspot.com/2022/09/autisme-la-faille-1-de-2-le-fardeau.html
Dans cet article, l'expression «personne autiste» sous-entend «personne ayant un diagnostic d'autisme». Voir:
Edvard Munch: Anxiété (1894) |
Mais, à bien y repenser, cette étude négligeait un point important. Chez les autistes, l'anxiété s’exprime dès la petite enfance, à un âge trop précoce pour pouvoir être expliqué par de la stigmatisation. Les crises et les colères des enfants autistes sont légendaires – même les miennes l’étaient et, Dieu merci, elles étaient rares! Quelques fois, ces crises s’accompagnent de gestes d’automutilation très troublants – ce qui ne fut pas mon cas. Bref, oui il y a une composante sociale, mais cette dernière ne doit pas occulter la composante intrinsèque. C'est sur cette dernière composante que la personne autiste peut travailler le plus facilement afin d'améliorer sa qualité de vie.
Fragilités anxiogènes
C’est
donc que l'anxiété des autistes provient d’eux-mêmes en tout premier
lieu. Comme tel, l’autisme n’est pas un trouble anxieux. Mais l’intelligence autistique
possède certains traits qui sont susceptibles de favoriser l'anxiété. Je
n’en nomme que quelques-uns qui n’apprendront probablement rien à personne.
1) Les
hypersensibilités sensorielles touchent quasiment tous les enfants
autistes - bruits, éclairages, odeurs, touchers et / ou goûts : ces
sensations disproportionnées s’accumulent et peuvent ainsi causer des
surcharges; l’anxiété monte parallèlement à la surcharge, jusqu’au point
d’explosion sous forme de crise ou de colère violentes.
La fréquence de nombreux troubles, comme les troubles du comportement alimentaires, est nettement plus grande chez les autistes. (United States Department of Health and Human Services: PD-US) |
3) La
maladresse motrice est bien connue, notamment chez les Asperger. Dans la vie
courante, cette maladresse peut être source de plein de petites frustrations qui s’accumulent, et avec elles l’anxiété aussi, jusqu’au point de
débordement. La maladresse sociale constitue, elle aussi, une autre source de
frustrations.
4) Les
personnes autistes peinent à avoir une image pleine d’eux-mêmes. Sur ce plan,
l’image du casse-tête que l’on associe souvent à l’autisme est plutôt juste. Les personnes autistes perçoivent des fragments, mais le temps est long
qu’il faut mettre pour en arriver à l’image complète et consciente. Je peux
témoigner du fait qu’enfant, ma voix sonnait étrangère à mes oreilles, comme
celle de quelqu’un d’autre. Aussi, je me reconnaissais mal dans l’image de moi
que me renvoyait un miroir, comme si c’était une autre personne. Cette
perception de soi pointilliste est source d’anxiété en elle-même. Chez
plusieurs d’entre nous, la perception que nous sommes des êtres sexués, de même
que le fait que notre corps change grandement à l’adolescence, tout cela peut être la
source d’une anxiété extrême; des autistes refuseront carrément cette réalité
et tiendront, par exemple, à se dire «non binaire», ce qui les rassure…
temporairement et partiellement. Sans surprise, les autistes sont largement
surreprésentés dans le discours tenant de la «théorie du genre». Sans surprise
non plus, les autistes sont surreprésentés parmi les personnes affectées de
troubles du comportement alimentaire : empêcher son corps de changer,
conserver le corps que nous avions à l’enfance, refuser la maturité.
Tout cela
s’additionnant, l’enfant autiste est donc généralement plus anxieux que
l’enfant non-autiste. Pas nécessairement beaucoup, mais au moins un peu.
Edvard Munch: Le cri (1893) |
Le problème est justement cette accumulation silencieuse. L’idéal est donc d’aider et de guider l’enfant à ventiler rapidement ce qui le frustre ou le surstimule. Mais malheureusement encore, l’enfant autiste est rarement du genre à verbaliser de telles choses. Il est même très possible qu’il ne sente pas cette accumulation en train de se faire. Quand je me suis attaqué à mes troubles anxieux, j’ai réalisé que je sentais de l’anxiété en moi au moment où celle-ci était déjà très élevée, alors que je ne la ressentais qu’à peine ou pas du tout lorsqu’elle était faible, modérée ou même élevée. Pourtant, j’étais adulte à ce moment. Alors si on m’avait demandé, enfant, «Antoine, te sens-tu anxieux?», il est très probable que j’aurais répondu que non! De plus, j’ai commencé à parler tôt (je suis Asperger); or, une majorité d’enfants autistes ont un délai dans l’usage de la parole, délai qui peut se compter en années : la parole vient à 6, 8, 10 ans ou plus tard encore – dans de rares cas, elle ne viendra jamais.
S’empoisonner
à l’anxiété chronique
Très
honnêtement, j’avoue ne pas avoir de solutions magiques pour aborder l’anxiété
de manière efficace avec un enfant autiste. Je pense qu’il faut voir cas par
cas. Plus un enfant présente de «troubles associés», plus la gestion de
l’anxiété risque d’être compliquée et longue. Peut-être que les «nouveaux
principes pour soutenir une autre intelligence» que Laurent Mottron a proposé
dans son deuxième livre pourront apporter des pistes d’aide efficaces (L’intervention
précoce pour enfants autistes; Bruxelles : Éditions Mardaga, 2016).
Les troubles anxieux sont des poisons qui perturbent la perception et la lucidité. |
Il faut
le comprendre : les troubles anxieux sont un poison. Un poison qui envahit
la personne dans son esprit et dans sa vie. Des personnes peuvent dire :
«Je suis anxieux parce que je suis lucide sur l’état du monde!». Mais en
réalité, les troubles anxieux sont loin d’apporter de la lucidité. C’est tout
le contraire : les troubles anxieux apportent des distorsions dans notre
perception du monde et des autres. Ces distorsions nourrissent l’anxiété qui
nourrit les distorsions en une boucle sans fin.
Un outil que j'ai réalisé en collaboration avec https://lacledeschamps.org/ |
Or, mon impression est que peu de personnes autistes s’engagent dans une démarche de gestion de leurs troubles anxieux. Celles qui ne le font pas s’empoisonnent donc petit à petit. Quelques-unes carbureront à l’anxiété et à leurs distorsions de perceptions au risque de devenir des démons pour elles-mêmes et pour les autres : elles empoisonnent leur entourage par contamination. J’ai rencontré de tels démons humains; peut-être ai-je été proche de l’être moi-même en certains moments de ma vie…
Je sais qu'il y a beaucoup de questionnements et une grande souffrance chez plusieurs personnes autistes. Mais justement, ces questionnements et cette souffrance, donc cette anxiété, ne doivent pas devenir lourds pour soi et pour notre entourage. L'idéal est d'y voir aussi tôt que possible. À noter que l'on bénéficie d'une démarche de réduction de l'anxiété uniquement si l'on consent et participe à cette démarche. Lorsque c'est imposé de l'extérieur, les résultats sont faibles, voire inexistants.
Tyrannie
Il, elle ou iel? La dysphorie du genre est nettement plus fréquente chez les personnes autistes. |
Bosch: L'Enfer (détail), du Jardin des délices c.1500. Belle image pour la misophonie! |
Il ne faut pas accepter de tels comportements, ni de la part d'une personne autiste ni d'une personne non-autiste. L’intimidation gagne trop souvent et une personne qui gagne par ce moyen récidivera assurément. Pire : renforcée et ancrée, cette manière peut devenir la manière première avec laquelle la personne interagira avec autrui. J'observe tristement que ces gestes se sont répandus sur les réseaux sociaux, dans les groupes militants et jusque dans des institutions.
Traîtres
Depuis que je m’intéresse à l’autisme, soit depuis mon diagnostic en 2007, j’ai privilégié de me pencher sur le potentiel positif de l’esprit autistique. Mon livre Musique autiste va en ce sens, de même que l’acte de fondation d’Aut’Créatifs et le contenu de mes conférences. C’était essentiel de faire ainsi, car l’autisme est très souvent synonyme d’horreurs : maladie, troubles, comorbidités, etc. – on ne nous épargne rien pour nous effrayer! Dès le départ, j’étais tout de même conscient que vivre en mode autistique peut poser des défis, au moins dans certaines circonstances, et peut même être source de souffrances. Cela dit, il m’était important de bien discerner ce qui appartient véritablement à l’autisme et ce qui ne lui est pas spécifique.
Le démon Yakshagana |
Mais je ne suis pas aveugle. Des incidents prouvent bien que les autistes ne sont pas, eux non plus, des anges (voir : https://antoine-ouellette.blogspot.com/2019/09/les-autistes-ne-sont-pas-des-anges-eux.html). Par exemple, j’ai ici un savoureux texte d’un collectif de personnes autistes qui s’en prennent à d’autres autistes parce que ces derniers seraient des «suprématistes autistes», des «Aspie shiny», des «token» (l’autiste de service qui sert à montrer qu’un organisme donne de la place aux autistes), des «autistes pots-de-fleur», des «vendus au modèle médical», etc. : du Woke à la sauce autiste!
On me dira qu’il y a cela aussi dans le monde neurotypique. Évidemment! Mais il y a un certain discours de personnes autistes qui nous crédite de qualités génériques, comme la candeur, l’honnêteté en toutes circonstances, la fiabilité de l’engagement, etc., discours qui laisse entendre qu’un monde autiste serait plus paisible, accepterait facilement les différences, etc. Peut-être, mais cela uniquement à condition de saisir et de maîtriser notre côté sombre, donc notre anxiété - mais je vous accorde que ce n'est pas facile parce que nous vivons dans un monde anxiogène...
En 1868-69, l’écrivain russe Fiodor Dostoïevski composa son roman L’idiot. L’auteur avait voulu que le personnage central de ce roman, le Prince Mychkine, ressemble au Christ par sa pureté. Je ne sais pas. Mais chose certaine, ce Prince Mychkine est manifestement un autiste, et le roman de Dostoïevski un extraordinaire portrait d’un autiste devant composer avec les vicissitudes de la vie sociale et des relations interpersonnelles. Tout y est : la candeur, le malaise face au regard et aux yeux, les crises de sur-stress causées par trop de contacts sociaux, etc., et jusqu’à l’épilepsie – mal dont l’auteur était lui-même atteint. Cette prouesse est d’autant remarquable que l’autisme n’avait pas été décrit à cette époque. Pourtant, les écrits de Dostoïevski regorgent de personnes apparentés à l’autisme, chose qui indique que ce type de personnes était bien présent dans la société russe du XIXe siècle. Ce ne sera donc pas un hasard si, vingt ans avant Hans Asperger et Leo Kanner, ce fut une psychiatre ukrainienne-russe, Grounia Soukhareva, qui donna la première description clinique de personnes autistes! (https://fr.wikipedia.org/wiki/Grounia_Soukhareva) Mais concernant cet écrivain, les choses ne s’arrêtent pas là.
Dans son roman suivant, Les démons (aussi connu sous le titre Les possédés), écrit de 1869 à 1872, Dostoïevski met à nouveau en scène des personnages plus ou moins autistes. Cette fois cependant, la candeur a fait place à la colère révolutionnaire, au désir de détruire l’ordre établi, de faire le mal. Ce nouveau chef-d’œuvre suscita l’indignation «de la part des socialistes, athées, progressistes, qui considéraient l'ouvrage comme un pamphlet à leur encontre» (https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_D%C3%A9mons).
Pour ma
part, je vois ces deux romans, L’idiot et Les démons, comme les deux faces
d’une même pièce de monnaie, les deux aspects d’une même réalité, les deux
choix qui s’offrent à nous et en particulier aux autistes. Ce qui semble me
donner raison est le roman suivant, le dernier de l’auteur, Les frères Karamazov
(1879-80). L’un de ces frères se nomme Aliocha, et c’est comme le jumeau du
Prince Mychkine qui aurait appris à mieux vivre avec autrui. Le sort d’Aliocha
sera d’ailleurs plus heureux que celui du Prince, et le roman se termine avec
Aliocha festoyant au milieu d’enfants. Une des dernières paroles qu’il dit dans
le roman est : «Ça, je le dis, au cas où nous deviendrions méchants, mais
pourquoi donc devrions-nous devenir méchants? Ayons d’abord, et avant tout, de
la bonté, ensuite soyons honnêtes, et puis – ne nous n’oublions jamais les uns
les autres». Tout semble bien qui finit bien.
Dostoïevski en 1876 |
Je trouve
tout cela fascinant parce qu’Aliocha aurait exprimé les deux facettes de la
personne autiste, celle lumineuse et celle obscure.
C’est fou, mais ce sont deux romans d’un auteur russe du XIXe siècle qui m’ont parlé davantage que toute la littérature spécialisée à propos de l’autisme. Ils m’ont parlé de la grandeur autant que des écueils. En tant que personne autiste, je pense que ces deux romans invitent à méditer sans complaisance sur notre condition.
Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US) et sites commerciaux pour les livres recommandés.