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mercredi 1 mai 2024

CHANT GRÉGORIEN: INTERPRÉTATIONS DISSIDENTES (Première partie)

Chant grégorien. 

Interprétations dissidentes.

Premier article de deux.

1. Ça brasse en rythme!

2. Il y a une limite à ajouter...
3. Un manuscrit ne dit pas tout
4. Mesurer le chant grégorien


Cantatorium de Saint-Gall: l'un des plus anciens
conservés avec notation musicale (sans portée).


Cet article vise à vous faire connaître quelques arcanes merveilleux du chant grégorien, une musique spirituelle que nous a légué l’Église du Moyen Âge. Je rappelle avoir la chance, le bonheur et l'honneur de travailler cette musique avec les choristes de l'Ensemble Grégoria, choeur grégorien en résidence en l'église Saint-Pierre-de-Sorel. Je poursuis ici l’exploration du grégorien à la suite des articles suivants :

Et il poursuit l’exploration du Moyen Âge musical à la suite de ces deux autres articles :

 

Ça brasse en rythme!

Il parait que la musique adoucit les mœurs! Dans les années 1940, Pierre Carraz, professeur du Conservatoire de Genève, publie un traité d’Initiation grégorienne. En page 60, il s’en prend avec virulence à quiconque émet des doutes sur l’interprétation rythmique de Solesmes : «Attelez ensemble les grands et les petits pontifes de l’anti-solesmisme, les aimables sectateurs de l’éclectisme et du J’en-prends-j’en-laisse (…), et vous aurez vraisemblablement le chant de la Tour de Babel (…). Vous risquez fort d’entendre une cacophonie (…). Que ce ne soit pas là une accusation gratuite, la preuve en est gravée dans leurs disques»! Bref, cela brassait fort dans le monde grégorien! Ces propos appellent quelques commentaires. Tout d’abord, il est évident que si tout le monde se conforme à tel style d’interprétation, il y aura peu de divergences (encore que pas toujours). Mais d'un autre côté, faire de l’interprétation musicale n’est pas comme entrer en religion et faire vœu d’obéissance! Pour aucune musique il n’existe d’interprétation qui soit parfaite ou définitive : cela vaut autant pour le grégorien que pour n’importe quel répertoire. Je me demande donc si ce raidissement doublé de critiques acerbes, n’aurait pas contribué à ce que le chant grégorien soit abandonné dans les paroisses à partir des années 1960. De toute évidente, il y avait des disputes - «C’est moi qui ai raison : je suis Solesmes moi, pas toi qui fait n’importe quoi!», et ces disputes ont finalement pu contribuer à ce que les autorités passent à autre chose...

 

Il y a une limite à ajouter...

Dans un article précédent, j’avais posé le problème du rythme dans le chant grégorien. Je vous y réfère donc, en résumant brièvement l’affaire.

Quand les moines bénédictins de l'Abbaye Saint-Pierre-de-Solesmes en France ont entrepris de restaurer le chant grégorien qui avait subi d’énormes altérations au fil du temps, ils s’attelaient à une tâche monumentale. À l’aide des manuscrits grégoriens les plus anciens, les moines sont parvenus à la pleine restauration des notes des mélodies grégoriennes à la fin du XIXe siècle. Grâce à ce travail colossal, le problème des notes était résolu.

Mais le problème de l’interprétation rythmique demeurait énigmatique.

Les moines de Solesmes ont donc proposé un principe qui demeure le plus utilisé par les interprètes : le temps premier. Selon ce principe, chaque note possède la même durée. Ce principe est élégant mais pas nécessairement incontestable : aucun manuscrit médiéval ne s’y réfère et il reste curieux d’interpréter un immense répertoire avec des valeurs égales pour l’essentiel. Voici une page d’un livre de chant publié en 1929 dans lequel les pièces de la messe sont transcrites en notation moderne. 


Il n’y a pas de mesure et, si l’on en mettait, cela donnerait des changements perpétuels. Le tempo est donné à la croche, 144 pulsations par minute; mais compter à cette vitesse à la croche ferait plutôt fébrile! De toute façon, les manuscrits médiévaux ne donnaient aucune indication de vitesse – et pour cause : le métronome ne sera inventé qu’au début du XIXe siècle… Toutefois, est-il possible qu’un répertoire entier n’ait été conçu qu’en croches égales de cette manière, avec quelques notes plus longues pour les fins de phrases? C’est improbable et il n’existerait d’ailleurs aucun équivalent. Pierre Carraz défend pourtant ces transcriptions.

Les moines ont proposé un autre outil : l’ictus, une sorte d’accent musical. Ce principe n’existait pas, lui non plus, à l’époque de composition du grégorien. Dans la pratique, alors que le temps premier ne pose pas de difficultés pratiques, l’ictus a compliqué les choses ainsi que j’en avais discuté dans un article précédent. Beaucoup d’encre a donc coulé pour le justifier et pour que les interprètes le mettent en œuvre. Alors qu’il aurait été plus juste de délaisser ce principe surajouté, on s’est acharné à le maintenir coûte que coûte. Il en résulta d’interminables débats sibyllins, des désaccords… et des colères!

La fameuse méthode de Justine Ward

Les manuels d’inspiration solesmienne consacrent de nombreuses pages à discuter des arsis (élans) et thesis (repos) qui rythmeraient les mélodies grégoriennes. Ces concepts proviennent de la poésie grecque de l’Antiquité et, encore une fois, les écrits médiévaux sur la musique n’en parlent pour ainsi dire pas.

Autrement dit en ce qui concerne le rythme, Solesmes a ajouté diverses notions auxquelles on a donné une grande importance. On peut douter des vertus de ces ajouts, d’autant plus qu’aucun traité d’interprétation musicale ou grégorienne ne nous est parvenu du Moyen âge : il se peut alors qu’il n’y en ait jamais eu et que, donc, l’interprétation ne posait pas vraiment de difficultés… Ces ajouts sont donc tardifs et de zélés partisans de Solesmes en ont encore ajoutés : «mode rythmé effectif», «mode impulsif» et autres notions ésotériques complètement absentes des écrits médiévaux. Ce sont des sur-ajouts menant à un sur-raffinement… et à des chicanes stériles qui ont probablement contribué à ce que le grégorien soit abandonné en Église!

Je signale qu’une des méthodes les plus marquantes et influentes pour apprendre le Grégorien dans cette optique fut l’œuvre d’une femme, l’États-Unienne Justine Ward (1879-1975).

 

Un manuscrit ne dit pas tout

Le rythme grégorien fut donc la pierre d’achoppement. Cela signifie que très tôt, des spécialistes avaient des doutes sur les principes de Solesmes comme le temps premier et l’ictus. De fait, d’autres styles d’interprétation ont été proposés dès la fin du XIXe siècle, et d’autres s’ajouteront encore au fil du XXe siècle. Curieusement, tous ces styles prétendent se baser sur les mêmes textes et les mêmes manuscrits! Mais c’est justement parce que la rythmique n’était pas notée, du moins pas en valeurs rythmiques (noires, croches, mesures, etc.). Dans les notes accompagnant son premier disque, «Mort et Résurrection» (disques Erato, 1983), le Chœur grégorien de Paris affirme ceci : «Le Chœur ne se réclame d’aucune autre «école» que celle des manuscrits (…), une étude approfondie de la paléographie [études des manuscrits médiévaux] et de la sémiologie [étude des signes] musicales. Cette étude, menée de front avec le travail esthétique et choral est la seule voie vers une interprétation vraiment authentique des notations musicales anciennes». Bien, mais «d’aucune école», ce Chœur est néanmoins branché sur les principes de Solesmes.
https://www.choeurgregoriendeparis.fr/

Un manuscrit ne dit pas tout et ne
peut pas tout dire. 
Antiphonaire mozarabe (Espagne)
Xe siècle.
 

En musique, faire d’un manuscrit quelque chose d’absolu est exagéré : un manuscrit ne dit pas tout et ne peut pas tout dire. C’est vrai même de manuscrits regorgeant d’indications précises. Par exemple, les manuscrits des symphonies de Beethoven : Beethoven a beau n’avoir fait qu’un seul manuscrit de telle symphonie, les différentes éditions de cette symphonie diffèrent dans tel ou tel détail. Et pourtant, Beethoven avait écrit les notes, les mesures, les valeurs rythmiques, le tempo, les accents, la dynamique, l’instrumentation, etc.! En concert ou sur disque, les interprétations d’une même symphonie peuvent être significativement différentes selon les chefs et les orchestres, cela à partir d’un unique manuscrit. Fan d’Anton Bruckner, j’écoute ses symphonies dirigées par Haitink, Jochum, Venzago ou Tintner : chacun de ces chefs y va avec ses options, chacun fait mieux ressortir tels aspects et tels détails de ces œuvres. Alors, on ne devrait pas s’étonner, encore moins se fâcher face à des interprétations divergentes du chant grégorien dont, je le rappelle, les plus anciens manuscrits n’avaient même pas de portée, de clé et de notes!

Plus encore : la tradition d’interprétation d’origine a été perdue durant des siècles. Il est difficile de jurer qu’une reconstitution lui soit parfaitement fidèle. Ah, si on avait pu enregistrer les chantres du Moyen âge!

La sagesse consisterait donc à accepter que pour cette musique comme pour toute autre musique, des interprètes proposent des visions différentes, voire divergentes. Je ne vois là aucun problème : l’essentiel est de donner vie à la musique.

Voici donc quelques-unes de ces «interprétations dissidentes», en commençant par celle qui a cru pouvoir mesurer le Grégorien.

 

Mesurer le chant grégorien

La première interprétation dissidente s’est manifestée dès le XIXe siècle en réaction au style proposé par Solesmes. Il s’agit de l’école mensuraliste. Pour les adeptes de cette vision, l’idée de «temps premier» égal est inadmissible : le chant grégorien doit être interprété avec des valeurs rythmiques diversifiées, à commencer par des «longues» (noires) et des «brèves» (croche) qui sont mathématiquement proportionnelles, comme dans la musique «ordinaire» : une noire vaut deux croches. Mais des mensuralistes interprètent des groupes de neumes comme des triolets, des temps de quatre doubles-croches; certaines transcriptions montrent même des quintolets, autant de choses qui font rager les partisans de Solesmes! En 1987, la Schola antiqua donne un disque intitulé «Music for Holy Week» (Musique pour la Semaine sainte; disques Oiseau-Lyre). Son directeur, R. John Blackley, signe les notes accompagnant le vinyle, assisté de Barbara Katherine Jones : ce sont des notes très savantes avec près de 30 références scientifiques. Pour ces musiciens, il ne fait aucun doute : le chant grégorien doit être interprété en rythme proportionnel basé sur des noires et des croches, et non avec un temps premier plus ou moins égal. Le résultat sonore n’est pas vilain mais, dans sa volonté de renouveler, ce groupe pousse le bouchon un peu loin. Par exemple, les quilismas (des notes représentées sous forme dentelée dans les manuscrits) sont rendus par des glissandos vocaux vraiment très étranges qui font l’effet d’un cheveu sur la soupe…
https://www.youtube.com/watch?v=r_-Z3FWf7oA

La grande difficulté du style mensuraliste est la constance. Chaque spécialiste y allant de sa propre transcription rythmique, on se retrouve avec des divergences majeures. Par exemple, la pièce Asperges me se présente ainsi en notation carrée :

Vers la fin du XIXe siècle, le Père Marc Dechevrens propose cette transcription mensuraliste :


Certains Solesmiens suspectent que le mensuralisme est d’essence anti-catholique. Pourtant il y eut des mensuralistes catholiques, dont ce bon Jésuite!

Dans les premières années du XXe siècle, George Houdard propose cette version de la même pièce. Les divergences avec la transcription précédente sont majeures:


Ce professeur de la Sorbonne écrit par rapport à «la polémique que nous avons soutenue précédemment contre la restauration bénédictine», que «certes, nos critiques ont été dures pour elle [et] nous n'en retirons aucune». Je persiste et je signe! Pour les curieux, les livres de monsieur Houdard sont toujours disponibles, les originaux en seconde main et aussi des réimpressions. Par exemple:

Outre cette inconstance des transcriptions rythmiques, un autre problème a limité le rayonnement de l’option mensuraliste : aucun livre contenant l’ensemble du répertoire transcrit selon ce principe n’a été publié, du moins à ma connaissance et, s’il y en a eu un, sa diffusion a été très limitée. À l’inverse, les livres avec les neumes en notation carrée avec exposition des principes de Solesmes ont été nombreux, en plusieurs langues. Du coup, il était simple, et il reste très simple encore aujourd’hui, pour les chantres d’avoir accès à des éditions musicales du Grégorien. On pourra rétorquer que l’Église a soutenu ces publications, mais il y aurait certainement eu la possibilité d’un livre équivalent, ne serait-ce qu’un seul, pour l’option mensuraliste. L’Église n’est pas coupable : les mensuralistes ne s’entendent pas du tout entre eux dans leurs transcriptions, ce qui a énormément compliqué les choses!

Pour ma part, il me semble y avoir peu de pièces qui gagnent à être chantées ainsi. Pour la séquence Veni Sancte Spiritus de la Pentecôte, j’opte pour une version «mesurée» par mes propres soins et mon chœur, l’Ensemble Grégoria, la chante ainsi. Cette mélodie me semble fort bien se prêter à ce traitement – elle date d’ailleurs du XIIe siècle alors même que des théoriciens amorcent une réflexion sur la notation du rythme mesuré (ou mensuraliste). Donc en ce cas précis, mon option n’est pas anachronique, mais je ne la prendrais pas pour interpréter l’immense majorité du répertoire grégorien qui est antérieure.

Mais Solesmes n’avait pas dit son dernier mot. Au contraire, il y couvait une révolution! À suivre.

Sources des illustrations: Collection personnelle, sites commerciaux pour les disques suggérés et Wikipédia (Domaine public, PD-US)