Chant grégorien.
Premier
article de deux.
1. Ça brasse en rythme!
Cantatorium de Saint-Gall: l'un des plus anciens conservés avec notation musicale (sans portée). |
Et il poursuit l’exploration du Moyen Âge musical à la suite de ces deux autres articles :
Ça brasse en rythme!
Il parait que la musique adoucit les mœurs! Dans les années 1940, Pierre Carraz, professeur du Conservatoire de Genève, publie un traité d’Initiation grégorienne. En page 60, il s’en prend avec virulence à quiconque émet des doutes sur l’interprétation rythmique de Solesmes : «Attelez ensemble les grands et les petits pontifes de l’anti-solesmisme, les aimables sectateurs de l’éclectisme et du J’en-prends-j’en-laisse (…), et vous aurez vraisemblablement le chant de la Tour de Babel (…). Vous risquez fort d’entendre une cacophonie (…). Que ce ne soit pas là une accusation gratuite, la preuve en est gravée dans leurs disques»! Bref, cela brassait fort dans le monde grégorien! Ces propos appellent quelques commentaires. Tout d’abord, il est évident que si tout le monde se conforme à tel style d’interprétation, il y aura peu de divergences (encore que pas toujours). Mais d'un autre côté, faire de l’interprétation musicale n’est pas comme entrer en religion et faire vœu d’obéissance! Pour aucune musique il n’existe d’interprétation qui soit parfaite ou définitive : cela vaut autant pour le grégorien que pour n’importe quel répertoire. Je me demande donc si ce raidissement doublé de critiques acerbes, n’aurait pas contribué à ce que le chant grégorien soit abandonné dans les paroisses à partir des années 1960. De toute évidente, il y avait des disputes - «C’est moi qui ai raison : je suis Solesmes moi, pas toi qui fait n’importe quoi!», et ces disputes ont finalement pu contribuer à ce que les autorités passent à autre chose...
Il y a une
limite à ajouter...
Dans
un article précédent, j’avais posé le problème du rythme dans le chant grégorien.
Je vous y réfère donc, en résumant brièvement l’affaire.
Quand les moines bénédictins de l'Abbaye Saint-Pierre-de-Solesmes en France ont entrepris de restaurer le chant grégorien qui avait subi d’énormes
altérations au fil du temps, ils s’attelaient à une tâche monumentale. À l’aide
des manuscrits grégoriens les plus anciens, les moines sont parvenus à la pleine restauration des notes des
mélodies grégoriennes à la fin du XIXe siècle. Grâce à ce travail colossal, le
problème des notes était résolu.
Mais
le problème de l’interprétation rythmique demeurait énigmatique.
Les moines de Solesmes ont donc proposé un principe qui demeure le plus utilisé par les interprètes : le temps premier. Selon ce principe, chaque note possède la même durée. Ce principe est élégant mais pas nécessairement incontestable : aucun manuscrit médiéval ne s’y réfère et il reste curieux d’interpréter un immense répertoire avec des valeurs égales pour l’essentiel. Voici une page d’un livre de chant publié en 1929 dans lequel les pièces de la messe sont transcrites en notation moderne.
Les
moines ont proposé un autre outil : l’ictus, une sorte d’accent musical. Ce
principe n’existait pas, lui non plus, à l’époque de composition du grégorien.
Dans la pratique, alors que le temps premier ne pose pas de difficultés
pratiques, l’ictus a compliqué les choses ainsi que j’en avais discuté dans un
article précédent. Beaucoup d’encre a donc coulé pour le justifier et pour que
les interprètes le mettent en œuvre. Alors qu’il aurait été plus juste de
délaisser ce principe surajouté, on s’est acharné à le maintenir coûte que
coûte. Il en résulta d’interminables débats sibyllins, des désaccords… et des
colères!
La fameuse méthode de Justine Ward |
Autrement
dit en ce qui concerne le rythme, Solesmes a ajouté diverses notions
auxquelles on a donné une grande importance. On peut douter des vertus de ces
ajouts, d’autant plus qu’aucun traité d’interprétation musicale ou grégorienne
ne nous est parvenu du Moyen âge : il se peut alors qu’il n’y en ait jamais
eu et que, donc, l’interprétation ne posait pas vraiment de difficultés… Ces
ajouts sont donc tardifs et de zélés partisans de Solesmes en ont encore
ajoutés : «mode rythmé effectif», «mode impulsif» et autres notions
ésotériques complètement absentes des écrits médiévaux. Ce sont des sur-ajouts
menant à un sur-raffinement… et à des chicanes stériles qui ont probablement contribué à ce
que le grégorien soit abandonné en Église!
Je
signale qu’une des méthodes les plus marquantes et influentes pour apprendre le
Grégorien dans cette optique fut l’œuvre d’une femme, l’États-Unienne Justine
Ward (1879-1975).
Un
manuscrit ne dit pas tout
Le rythme grégorien fut donc la pierre d’achoppement. Cela signifie que très tôt, des spécialistes avaient des doutes sur les principes de Solesmes comme le temps premier et l’ictus. De fait, d’autres styles d’interprétation ont été proposés dès la fin du XIXe siècle, et d’autres s’ajouteront encore au fil du XXe siècle. Curieusement, tous ces styles prétendent se baser sur les mêmes textes et les mêmes manuscrits! Mais c’est justement parce que la rythmique n’était pas notée, du moins pas en valeurs rythmiques (noires, croches, mesures, etc.). Dans les notes accompagnant son premier disque, «Mort et Résurrection» (disques Erato, 1983), le Chœur grégorien de Paris affirme ceci : «Le Chœur ne se réclame d’aucune autre «école» que celle des manuscrits (…), une étude approfondie de la paléographie [études des manuscrits médiévaux] et de la sémiologie [étude des signes] musicales. Cette étude, menée de front avec le travail esthétique et choral est la seule voie vers une interprétation vraiment authentique des notations musicales anciennes». Bien, mais «d’aucune école», ce Chœur est néanmoins branché sur les principes de Solesmes.
Un manuscrit ne dit pas tout et ne peut pas tout dire. Antiphonaire mozarabe (Espagne) Xe siècle. |
Plus
encore : la tradition d’interprétation d’origine a été perdue durant des
siècles. Il est difficile de jurer qu’une reconstitution lui soit parfaitement
fidèle. Ah, si on avait pu enregistrer les chantres du Moyen âge!
La
sagesse consisterait donc à accepter que pour cette musique comme pour toute
autre musique, des interprètes proposent des visions différentes, voire
divergentes. Je ne vois là aucun problème : l’essentiel est de donner vie
à la musique.
Voici
donc quelques-unes de ces «interprétations dissidentes», en commençant par celle qui a cru pouvoir mesurer le Grégorien.
Mesurer
le chant grégorien
La première interprétation dissidente s’est manifestée dès le XIXe siècle en réaction au style proposé par Solesmes. Il s’agit de l’école mensuraliste. Pour les adeptes de cette vision, l’idée de «temps premier» égal est inadmissible : le chant grégorien doit être interprété avec des valeurs rythmiques diversifiées, à commencer par des «longues» (noires) et des «brèves» (croche) qui sont mathématiquement proportionnelles, comme dans la musique «ordinaire» : une noire vaut deux croches. Mais des mensuralistes interprètent des groupes de neumes comme des triolets, des temps de quatre doubles-croches; certaines transcriptions montrent même des quintolets, autant de choses qui font rager les partisans de Solesmes! En 1987, la Schola antiqua donne un disque intitulé «Music for Holy Week» (Musique pour la Semaine sainte; disques Oiseau-Lyre). Son directeur, R. John Blackley, signe les notes accompagnant le vinyle, assisté de Barbara Katherine Jones : ce sont des notes très savantes avec près de 30 références scientifiques. Pour ces musiciens, il ne fait aucun doute : le chant grégorien doit être interprété en rythme proportionnel basé sur des noires et des croches, et non avec un temps premier plus ou moins égal. Le résultat sonore n’est pas vilain mais, dans sa volonté de renouveler, ce groupe pousse le bouchon un peu loin. Par exemple, les quilismas (des notes représentées sous forme dentelée dans les manuscrits) sont rendus par des glissandos vocaux vraiment très étranges qui font l’effet d’un cheveu sur la soupe…
La
grande difficulté du style mensuraliste est la constance. Chaque spécialiste y
allant de sa propre transcription rythmique, on se retrouve avec des
divergences majeures. Par exemple, la pièce Asperges me se présente ainsi en
notation carrée :
Vers la fin du XIXe siècle, le Père Marc Dechevrens propose cette transcription mensuraliste :
Certains
Solesmiens suspectent que le mensuralisme est d’essence anti-catholique. Pourtant il y eut des mensuralistes catholiques, dont ce bon Jésuite!
Dans les premières années du XXe siècle, George Houdard propose cette version de la même pièce. Les divergences avec la transcription précédente sont majeures:
Ce
professeur de la Sorbonne écrit par rapport à «la polémique que nous avons
soutenue précédemment contre la restauration bénédictine», que «certes, nos
critiques ont été dures pour elle [et] nous n'en retirons aucune». Je persiste
et je signe! Pour les curieux, les livres de monsieur Houdard sont toujours
disponibles, les originaux en seconde main et aussi des réimpressions. Par
exemple:
Outre cette inconstance des transcriptions rythmiques, un autre problème a limité le rayonnement de l’option mensuraliste : aucun livre contenant l’ensemble du répertoire transcrit selon ce principe n’a été publié, du moins à ma connaissance et, s’il y en a eu un, sa diffusion a été très limitée. À l’inverse, les livres avec les neumes en notation carrée avec exposition des principes de Solesmes ont été nombreux, en plusieurs langues. Du coup, il était simple, et il reste très simple encore aujourd’hui, pour les chantres d’avoir accès à des éditions musicales du Grégorien. On pourra rétorquer que l’Église a soutenu ces publications, mais il y aurait certainement eu la possibilité d’un livre équivalent, ne serait-ce qu’un seul, pour l’option mensuraliste. L’Église n’est pas coupable : les mensuralistes ne s’entendent pas du tout entre eux dans leurs transcriptions, ce qui a énormément compliqué les choses!
Pour ma part, il me semble y avoir peu de pièces qui gagnent à être chantées ainsi. Pour la séquence Veni Sancte Spiritus de la Pentecôte, j’opte pour une version «mesurée» par mes propres soins et mon chœur, l’Ensemble Grégoria, la chante ainsi. Cette mélodie me semble fort bien se prêter à ce traitement – elle date d’ailleurs du XIIe siècle alors même que des théoriciens amorcent une réflexion sur la notation du rythme mesuré (ou mensuraliste). Donc en ce cas précis, mon option n’est pas anachronique, mais je ne la prendrais pas pour interpréter l’immense majorité du répertoire grégorien qui est antérieure.
Mais
Solesmes n’avait pas dit son dernier mot. Au contraire, il y couvait une révolution!
À suivre.
Sources des illustrations: Collection personnelle, sites commerciaux pour les disques suggérés et Wikipédia (Domaine public, PD-US)